JOURNAL DE BORD D'UN SOLITAIRE

Publié le 18 Juin 2014

Naviguer: c'est accepter les contraintes que l'on a choisies. C'est un privilège. La plupart des humains subissent les obligations que la vie leur a imposées.

Eric Tabarly

Samedi. Saint Malo.

C’est le dernier jour à quai. Depuis plusieurs jours déjà les badauds, les passionnés se pressent sur les pontons pour admirer nos bateaux, essayer de nous rencontrer, nous, les marins, les héros qui vont se lancer demain dans cette folle course à travers l’Atlantique. Je suis très occupé. Maniaque ou méticuleux, appelez ça comme vous le voulez, mais j’ai une foule de choses à vérifier. Les voiles, l’accastillage de rechange, les vivres, les vêtements, le fonctionnement des ordinateurs, des instruments… mon équipe se démène, répond à chacune de mes sollicitations, râle un peu. Demain, eux resteront à terre. Moi je serai seul. Seul aux commandes d’un bateau immense, un bijou de plusieurs millions d’euros que je vais devoir mener de l’autre côté de l’océan, en allant le plus vite possible et en essayant d’arriver le premier. Alors, entre deux ordres à mes fourmis bleues, je réponds aux visiteurs en essayant d’être le plus courtois possible. Comment faisait-il, le grand Eric, mon maitre ?

Me voilà sur le pont du bateau, occupé à vérifier le fonctionnement du winch de grand-voile.

- S’il vous plait ?

- Désolé, je n’ai pas le temps. Repassez dans un moment

Je ne me suis même pas retourné. Mais mon visiteur insiste. Un peu agacé, je lui fais face. C’est un vieux monsieur appuyé sur sa canne, frissonnant dans son pardessus, sous le vent de Novembre. Je ne le reconnais pas tout de suite. Et puis j’aperçois l’homme qui l’accompagne, qui me regarde en souriant, les yeux brillants d’admiration.

- Bonjour Jean.

- Ca alors ! Mais, alors… Bonjour Monsieur Verdier.

Le vieux monsieur m’adresse un sourire, heureux que je me sois enfin souvenu de lui. Comment ai-je pu l’oublier ? Mon instituteur, là-bas, dans ce petit village de Sologne. Et l’homme qui l’accompagne est Yves, son fils, un de mes amis d’enfance.

- Comment vas-tu mon petit Jean ?

- Très bien. Pardonnez-moi…

- Ne t’excuse pas. Je sais que tu as beaucoup de travail.

Je donne quelques consignes à mon équipe et grimpe sur le quai.

- Mais, pour vous, je vais prendre un peu de temps.

Je prends la main qu’il me tend. Dans ses yeux, je vois de la fierté et aussi de l’inquiétude. Il me montre le bateau.

- Alors, comme ça, te voilà marin.

- Oui. Je vais réaliser un rêve de gosse.

- Un joli rêve. Mais rempli de dangers.

- Ne vous inquiétez pas. Ce bateau est une merveille et je le connais par cœur.

- Ton maitre aussi connaissait son bateau… Eh oui ! J’ai suivi ton parcours, je sais que tu as navigué avec lui, avec ce grand marin. Tu as été à la meilleure des écoles.

Je ferme les yeux un instant. Je revois Eric, à la barre de son Pen Duick, ce jour où j’avais eu l’immense privilège de l’accompagner. Je discute un long moment avec mes visiteurs. Après le départ, je reste sur le quai, les regardant s’enfoncer dans la foule.

La journée se termine enfin, tard. Comme la plupart des concurrents, je vais dormir sur mon bateau. Je m’enferme dans ma cabine et m’allonge sur ma couchette. Je peine à trouver le sommeil, songeant à ce vieux monsieur, à tout ce que nous nous sommes dit, tout à l’heure sur le quai. Je finis par m’endormir, bercé par le bruit du clapotis, le long de la coque.

Dimanche. Baie de Saint Malo.

Nous y voilà ! Ce matin, nous sommes sortis du port, sous les applaudissements. Sur le pont, j’ai repensé à tout le chemin parcouru. Il a été long, depuis ma Sologne natale.

J’ai toujours aimé les bateaux, les voiliers, plus précisément. Ceux que je m’imaginais, à travers mes lectures de gosse, fendant les océans, toutes voiles dehors, affrontant courageusement les pires tempêtes. Combien de fois me suis-je imaginé, capitaine d’un de ces vaisseaux de bois et de toile ? A l’adolescence, j’ai franchi le pas. Je me suis engagé dans la marine. L’école des mousses de Saint Mandrier, les premiers voyages sur « la Jeanne », j’ai peu à peu gagné mes galons, fait plusieurs fois le tour du monde. Je voyais enfin, tous les paysages dont j’avais rêvé, j’affrontais ces fameux « coups de tabac » qui, dans mes lectures, me faisaient trembler de peur et d’excitation. Lorsque j’étais à terre, ne pouvant me passer de la mer, je me suis inscrit au club de voile de la base de Brest. C’est là, au cours d’une régate, que je l’ai rencontré. Il était déjà un navigateur reconnu, vainqueur de deux courses transatlantiques et, au bar du club, on ne parlait que de lui, de cette invention qu’il venait de mettre au point. Je l’ai croisé sur un ponton. Nous nous sommes salués. J’ai été frappé par son regard. Des yeux vifs, intelligents, qui ne se défilaient pas. Nous avons parlé. Lui me posait beaucoup de questions, me poussait dans mes derniers retranchements. J’avais poussé très loin ma réflexion sur cette fameuse chaussette à spi qu’il venait d’inventer. Nous en avons longuement parlé. Et puis il est parti, après une franche poignée de main. Quelques semaines plus tard, j’ai été convoqué à l’état-major. L’officier qui m’a reçu m’a tendu un papier, un ordre officiel.

- Eric Tabarly prépare une course en équipage. Il tient absolument à vous avoir avec lui. A partir de ce jour, vous êtes détaché auprès de lui.

J’avais tout juste vingt ans. Autant vous dire que, ce soir-là, au bar, je me suis ruiné en tournées de bière. J’ai passé de longues semaines, à m’entrainer à la manœuvre du bateau, ce merveilleux Pen Duick VI. J’étais le petit nouveau, il me fallut faire mes preuves au milieu de cet équipage composé de marins aguerris, sous l’œil d’Eric qui, dès mon arrivée, m’avait prévenu :

- Ici, on bosse ! Il y a des tas de types qui, comme toi, rêvent de monter à bord de ce bateau. Si tu ne fais pas l’affaire, tu débarques !

Je suis resté, ayant gagné ma place. Après la déception du démâtage dans la première étape, nous avons gagné la seconde étape de cette Whitebread dans laquelle nous étions engagés, avant de démâter une deuxième fois…

Poursuivant ma carrière militaire, j’ai souvent participé à des courses en équipage, retrouvant mon maitre sur une transatlantique. J’ai aussi été skipper sur des courses en solitaire, faisant quelques places d’honneur et puis…

Et puis, deux ans plus tôt, après la disparition brutale d’un de mes amis marins, j’ai été choisi pour ce projet, pour skipper de ce grand trimaran à bord duquel je me trouve aujourd’hui.

A la barre, je fais glisser le bateau sous le vent et l’accélère un peu, me rapprochant de la ligne de départ, guettant du coin de l’œil, tous ceux qui sont venus nous accompagner sur l’eau. Ce n’est pas le moment d’en accrocher un, ce serait trop idiot. Idiot de ruiner ainsi tout le travail que j’ai accompli depuis deux ans avec mon équipe, celui de tous ceux qui ont construit ce grand bateau bleu et blanc, aux couleurs de cette banque qui me sponsorise et qui compte sur moi pour porter loin son image.

Le coup de canon nous libère enfin. Je franchis la ligne, prends mon cap et m’affaire au réglage des voiles, depuis le poste de pilotage, manœuvrant les winches, scrutant ma grand- voile et le génois, à l’affût du moindre décrochage. Le grand trimaran bondit enfin, déjauge et file sur l’eau. Les bateaux suiveurs disparaissent les uns après les autres dans mon sillage. Conformément à la tactique mise en place ce matin avec mon routeur, je tire vers le large. J’ai beau en avoir l’habitude, le bruit est assourdissant. Les hélicoptères des télévisions nous suivent encore un peu. Nous voilà enfin seuls. Toute cette flottille multicolore, qui, tôt ou tard, va s’égayer sur l’océan. Je reste encore à la barre un moment, savourant le calme enfin retrouvé, me laissant griser par les embruns et la vitesse. Quinze nœuds au compteur ! Voilà une course qui commence bien. Sur l’écran, placé près de la barre, je fais défiler les cartes, trouvant celle sur laquelle j’ai tracé la route idéale. Celle qui va m’emmener là-bas, de l’autre côté de l’atlantique, aux Antilles.

La flotte se disperse doucement. Les plus grands bateaux, les plus puissants, dont le mien prennent un peu d’avance sur les monocoques et les trimarans de taille plus modeste. Nous restons groupés à l’avant de la course même si l’un d’entre nous semble prendre un peu la fuite. Je le reconnais tout de suite. Cette voile rouge et jaune, c’est celle du bateau d’Yves. Parlier ! Un grand ! Il a tout compris, tout assimilé des leçons du maitre. Nous nous sommes croisés sur le pont de Pen Duick VI. Lui s’apprêtait déjà à voler de ses propres ailes. Voler. C’est le mot. Il a repris depuis la mise au point de ce projet fou d’Eric, cet Hydroptère qui, depuis quelques années survole les océans et enchaine les records de vitesse. Un bateau conçu comme un avion et équipé de foils immenses, encore une invention signée Tabarly. J’ai croisé Yves, il y a quelques jours, à mon arrivée à Saint Malo. Déjà concentrés, accaparés par la course, nous avons peu parlé. Mais c’est un type que j’admire, un immense marin. Je ne suis pas vraiment étonné de le voir devant.

Lundi.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ! La descente du rail d’Ouessant est beaucoup plus qu’une péripétie dans la course. A la barre, j’ai veillé, guettant le moindre bruit de moteur, la moindre lumière, donnant de temps en temps un coup de barre pour m’écarter du sillage d’un de ces cargos qui défilent entre la Manche et l’Atlantique, choquant mes voiles pour ralentir un peu afin de croiser un chalutier partant en mer. Nous avons passé la pointe du Finistère dans la nuit. Le vent est au Nord-Ouest. Je décide d’envoyer le spi. Me voilà à l’avant du bateau. Pour un homme seul, gréer une voile de cette taille est un exercice très physique. J’ai un peu de mal avec le tangon mais, après une petite heure d’efforts, le spi est enfin gonflé, tirant le bateau qui déjauge et file bon train. Je jette un coup d’œil sur le compteur : 23 nœuds ! A cette vitesse, le golfe du Morbihan va vite disparaitre derrière moi. Je prends mon cap, enclenche le pilote automatique et descends dans la cabine. Pendant que mon repas se réchauffe, je m’affale dans mon fauteuil, devant la table à cartes et allume mon ordinateur. Je consulte le bulletin envoyé par le P.C. course. Yves a déjà une bonne avance mais je suis dans les premiers. J’avale mon repas et prends un peu de repos. Voilà des mois que je m’entraine à dormir à petites doses. Le sommeil, réparateur, vient vite. Juste une heure et me voilà debout. Un peu de rangement dans la cabine et je jette un œil sur les dernières consignes de mon routeur. Je remonte sur le pont et ajuste mon cap suivant ses directives. La technologie, l’assistance fournie par les routeurs ôtent un peu de son charme au travail du marin, mais elles lui simplifient énormément la vie. Il y a quelques années encore, manœuvrer seul un trimaran de cette puissance aurait été complétement impossible. Je m’installe à la barre, scrutant mes voiles, cherchant la marche optimale pour le bateau. En fin de journée, le vent devient irrégulier et change de direction. Je décide, par prudence, d’affaler le spi.

Mardi.

Le ciel s’est couvert et le vent a forci. J’ai dû monter sur le pont plusieurs fois dans la nuit pour ajuster mon cap en me félicitant de ma prudence. Le temps est frais ce matin et la mer est de plus en plus formée. Un coup d’œil à la météo confirme mes craintes. Une dépression s’approche. Ou plutôt, c’est moi qui m’approche d’elle. Les prochaines heures vont être animées. Je remonte sur le pont, affale le génois et déroule le foc. Je décide de prendre un peu de repos, par anticipation. Je consulte soigneusement les cartes météo et consulte mon routeur par radio. Aucun échappatoire. Il va falloir affronter cette tempête qui s’étire sur l’Atlantique. Par mesure de précaution, je remonte sur le pont pour prendre un ris dans la grand- voile. La manœuvre se passe bien jusqu’au moment où, sous l’effort conjugué du vent et du poids de la voile, la ralingue se coince dans les coulisseaux. Il me faut me pendre à la voile pour la débloquer. J’y parviens enfin. Arrive le moment le plus délicat. Plier la voile proprement, sur les quinze mètres de long de la bôme pour que, lorsque je lâcherai le ris, elle se déploie sans difficultés. Heureusement que mes voiles en Mylar sont relativement souples. La prise de ris m’occupe une bonne partie de la matinée. J’essaye de prendre un peu de repos avant la tempête qui s’annonce mais sans trop y parvenir. Le vent se renforce en fin d’après-midi et le dos des vagues se couvre maintenant de risées. J’enroule le foc et, à l’approche du golfe de Gascogne, me prépare à une longue nuit.

Vendredi.

Quelle tempête ! Deux journées terribles. J’ai passé presque 48 heures à la barre, jonglant avec le vent et les vagues dans la hantise que le bateau enfourne. Avec un temps pareil et la houle que nous avons eue, c’était le retournement assuré. Le vent se calme un peu mais il est encore trop tôt pour remettre de la toile. Je passe en pilotage automatique après avoir choisi une allure assez douce pour le bateau et je descends en cabine. D’abord, me changer, mettre des vêtements secs puis avaler quelques chose de chaud. Un thé, accompagné de biscuits fera l’affaire. Je m’installe devant ma table à cartes et jette un coup d’œil sur l’ordinateur. Apparemment, il y a eu du dégât pendant la tempête. Deux bateaux endommagés, dont un démâté, qui rentrent comme ils le peuvent vers un port espagnol et surtout un monocoque retourné. Heureusement, son skipper est sain et sauf. L’univers de la course au large est un petit monde où chacun connait tous les autres. Nous avons tous, à un moment ou un autre, eu l’occasion de naviguer ensembles, sur les mêmes bateaux. Alors quand l’un d’entre nous disparait… Je repense encore à lui, à cette nuit terrible au large du pays de Galles, à mes copains, Caradec, Colas, tous ceux avec qui j’ai aimé la mer et que je n’ai jamais revus. Mais comme le dit, avec justesse, mon grand ami Kersauson :

- La mer ne rend jamais ce qu’elle prend.

Bon, c’est pas tout. Il faut se remettre au travail. Je consulte mes cartes et décide de prendre un cap à l’Ouest pour éviter les Canaries. Un coup d’œil au classement de la course, le temps de voir que ce diable d’Yves a encore augmenté son avance et je remonte sur le pont. Le vent est maintenant bien tombé. Je remets de la toile. La grand-voile et le geenaker. J’hésite un moment à dérouler une trinquette puis me ravise. En cette saison, le temps peut changer très vite. Si le vent se renforce, enrouler le gennaker ne sera pas une mince affaire. Et puis le bateau avance bien, entre 15 et 20 nœuds à l’heure. Je m’installe à la barre. Il est l’heure de ma vacation radio avec le P.C. course.

- Banque Populaire, vous me recevez ?

- Oui ! Je vous entends très bien.

- Bonjour Jean. Comment ça va à bord ?

- Plutôt bien. J’ai été pas mal secoué ces deux derniers jours mais la tempête est derrière moi.

- Pas de casse ?

- Non. Je suis fatigué mais ça va. Et le bateau à bien tenu le coup.

- Où en êtes-vous ?

- Je sors du golfe de Gascogne. Le vent est relativement faible mais bien établi, la mer assez plate. Je glisse à 16 nœuds de moyenne. Je vais prendre un cap Ouest pour éviter les Canaries.

- Parlier a 110 miles d’avance sur vous.

- J’ai vu ! Je vais essayer de refaire ce retard. C’est pour ça que je pars plein Ouest.

J’ai ensuite une discussion avec mon routeur. Mon option tactique lui convient. Le vent se renforce un peu. Je décide d’enrouler le gennaker et de sortir le grand foc alors que me revient cette phrase de Kersauson :

- La mer doit te porter, pas t’emporter.

Ah Olivier ! Sous ses airs de grande gueule, accentués par ses yeux perçants, c’est vraiment un chic type, une force de la nature et une philosophie de la vie qui mérite qu’on s’y attarde. Il a toujours été un grand frère pour moi. Et c’est un marin hors pair, un gars qui sent le vent et la mer comme personne. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte lors de ce trophée Jules Verne que nous avons remporté il y a quelques années. Sans parler, bien sûr de nos mémorables soirées, dans le port du Moulin Blanc, à Brest.

Je reprends ma barre, sourire aux lèvres…

Samedi.

La journée s’annonce belle. J’ai bien profité de ma nuit et sors de ma couchette en pleine forme. Je traine ma tasse et mes biscuits sur le pont. Le ciel est bien dégagé, le vent stable. Je termine mon thé en consultant les cartes et le classement. J’ai repris quelques miles sur Yves mais pas suffisamment. Je décide de sortir le spi. La voile sort lentement de sa chaussette et se gonfle. Je sens le bateau bondir. Le flotteur sous le vent déjauge rapidement. Je souris. Mon option était bonne. J’ai trouvé un bon vent de Nord- Est. Je m’installe à la barre. Un coup d’œil sur mes compteurs. Le bateau file désormais à près de 25 nœuds.

Les journées à la barre, la solitude, sont propices à la réflexion. Cela fait bien des mois que je n’ai pas eu l’occasion de savourer un de ces moments. Voilà un peu plus de trente ans que, sur les navires de la royale ou en course, je parcours tous les océans du globe. Je ne suis pas souvent chez moi, dans cette maison que j’ai acheté sur les hauteurs de Camaret. Mon épouse a fini par se lasser de mes absences, par être fatiguée de tout gérer toute seule. Je peux le comprendre. Elle est partie, un jour, s’installer au Québec, avec nos deux enfants que je n’ai pas vus grandir. Ils seront là, dans quelques jours, quand j’accosterai à Pointe à Pitre. Pris par ma vie, j’ai mis un peu de temps à refaire ma vie, à rencontrer cette jeune femme avec qui je partage désormais mes jours. Une fille de marin. Est-ce pour cela que je l’ai choisie ? Peut-être, me suis-je dit, inconsciemment, qu’elle me comprendrait. Elle aussi sera sur le ponton dans quelques jours.

Mais il faut d’abord arriver là-bas. Et si possible, le premier. Je vais chercher mon ordinateur et regarde la carte qui donne nos positions. Yves a choisi une route plus au Sud, un peu moins ventée. J’ai encore repris des miles sur lui. Si la météo se maintient, je pourrais le rejoindre au moment d’entrer dans les alizés.

Dimanche.

Il me suffit d’un coup d’œil sur la carte pour comprendre que le bateau a ralenti. La distance parcourue dans la nuit est très inférieure à celle que j’avais prévue. Je monte sur le pont. Le vent a légèrement tourné. Je règle mon cap pour reprendre une allure plus portante. Je m’installe à la barre. Comme tous les navigateurs, je suis à l’écoute des moindres bruits du bateau. Je les entends tous malgré ceux du sillage et du vent. Mon trimaran a repris une belle vitesse et je me dis que la journée va être aussi belle que celle de la veille lorsqu’un craquement en haut du mât me fait sursauter. J’observe l’aile en carbone et m’aperçois que la têtière de la grand-voile s’est affaissée. Je me précipite au pied du mât. La drisse de voile est détendue. Là-haut, la poulie a dû lâcher. Un problème que nous avions rencontré lors de la mise au point du bateau et que nous pensions avoir réglé. J’affale la voile et le spi pour ralentir le bateau et me précipite en cabine. Surtout ne rien oublier. Les outils, la poulie de rechange avec son axe, de la colle. J’enfile mon harnais et remonte sur le pont. Heureusement pour moi, la mer est calme et le trimaran posé bien à plat. Me voilà au pied du mât. J’attache la drisse à mon harnais et commence l’ascension. Il me faut plus d’une demie- heure pour arriver au sommet, à vingt- cinq mètres au-dessus du pont ! Je déverrouille le capot de carbone et constate les dégâts. L’axe est cisaillé, comme coupé à la scie. Une partie est restée en place. L’autre moitié, lestée de la poulie est tombée au fond du mât. Heureusement les supports en carbone n’ont pas souffert. Je commence par extraire la partie de l’axe encore là. L’opération me prend beaucoup de temps. L’axe est monté en force dans un roulement noyé dans le carbone et j’ai peu de prise. Millimètre par millimètre, arc-bouté sur le mât, j’en arrive enfin à bout après deux heures d’efforts. Je range le morceau de métal dans la trousse à outils et essaie de comprendre pourquoi il s’est cassé. Ne trouvant aucune raison valable, je me lance dans la mise en place de la poulie de remplacement. Une opération délicate, rendue un peu plus difficile par la drisse qui vient peser sur l’axe. Ca y est ! Je vérifie que l’axe tourne bien et remets le capot de tête de mât en place. Avant d’entamer la descente, je jette un œil vers le bateau. Le vertige me prend et je dois m’accrocher au mât, les yeux fermés, pour dissiper le malaise. Je redescends enfin. Avec un peu d’appréhension, je saisis la poignée du winch et remets la drisse en tension. La voile remonte peu à peu, glissant tranquillement dans les coulisseaux. Je range mes outils, ressort le spi. Banque Populaire se cabre et reprend sa course sur le dos des vagues. La réparation m’a pris plus de cinq heures. Par radio, j’avertis le P.C. course de mon avarie et m’installe de nouveau derrière ma barre, assez fier de moi. Je pense soudain à Eric. Je me dis qu’il a dû bien rigoler en me voyant et se dire que tous les coups de pieds au cul qu’il m’a donnés pour me faire surmonter ma peur du vide, ont enfin servi à quelque chose. En attendant, voilà une semaine que nous sommes partis. Si mes calculs sont bons, il me reste deux ou trois jours de mer avant la ligne d’arrivée.

Lundi.

J’ai passé la nuit et la journée à la barre, cherchant en permanence les meilleurs caps et les meilleurs réglages pour rattraper le retard dû à cette satanée poulie. Avec, en prime, une grosse frayeur ! Au beau milieu de la nuit, ma route a croisé celle d’un cargo qui ne m’a pas vu. J’ai tellement tiré sur la barre pour l’éviter que suis passé près de l’empannage. Je suis en cabine, en train de me préparer un repas lors que la radio émet un bip, suivi de la voix de mon routeur.

- Jean ? Tu m’entends ?

- Oui. Tout va bien. La poulie de grand-voile tient bon, pour le moment.

- Parfait ! Tu as vu la météo qui s’annonce devant toi ?

- Non, pas encore. Je viens juste de lâcher la barre. J’ai avancé à 26 nœuds avec des pointes à 28 toute la journée. Attends, j’allume l’ordinateur.

Sur l’écran je vois s’afficher la carte météo pour les prochaines heures. Une dépression s’annonce, droit devant.

- Qu’en penses-tu ?

J’observe longuement la dépression et les vents qui l’accompagnent. Ils vont tourner au Sud- Est puis au Sud.

- Je vais la prendre par le Nord.

- Tu vas devoir empanner et tu auras moins de vent. Si tu la prends de l’autre côté…

- Le trajet sera plus court que si je contourne ce machin par le Sud. Et les alizés sont juste derrière !

- Ok. C’est toi le maitre à bord. Fais gaffe à l’empannage.

- T’inquiète ! Je te rappelle quand j’aurai manœuvré. Disons, demain dans l’après- midi.

- D’accord.

Je coupe la radio. Je prends mon repas, lis un peu. Je réalise soudain que, depuis le départ, je n’ai pas eu de contact avec celle que j’aime. Je lui envoie un mail en bénissant les géniaux inventeurs des satellites. La réponse arrive, quelques minutes plus tard. Ma douce est sur le point de partir pour l’aéroport, direction Pointe à Pitre où elle va m’attendre avec impatience. Je lui réponds en lui demandant qui est « Impatience ». J’éteints l’ordinateur et m’allonge sur ma couchette. Il me faut prendre du repos, dormir un peu. La journée de demain va être rude. Avant de m’endormir, je me répète mentalement toutes les étapes de la manœuvre d’empannage.

Mardi.

Je me suis levé tôt. A la barre, je pousse le bateau dans ses derniers retranchements. Toujours cette envie d’aller le plus vite possible et de reprendre des miles sur Yves, toujours devant moi. Des nuages sont apparus à l’horizon, signes avant-coureurs de cette dépression qu’il va me falloir éviter en la contournant. Nous avançons l’un vers l’autre. En tout début d’après- midi, mon spi se dégonfle et mes voiles se mettent à faseyer. Le vent tourne, il est temps de virer de bord. La manœuvre d’empannage est toujours délicate. Sur un bateau aussi puissant que le mien et par un homme seul, même répétée des dizaines de fois lors des entrainements, elle devient un énorme challenge. Je prends les choses dans l’ordre, en essayant de ne rien oublier. Par prudence, j’affale le spi que je laisse sur l’avant du flotteur central et je pousse la barre. Le gennaker claque puis se cale dans le lit du vent. La grand-voile semble hésiter. Je me tiens prêt. Le grand mât en carbone, profilé comme une aile d’avion, joue enfin son rôle et pivote. J’ai juste le temps de me baisser. Dans un brusque mouvement de faucheuse, la bôme passe juste au-dessus de ma tête. Je me lance dans une folle partie de manivelle sur les winches pour étarquer mes voiles puis repart à l’avant pour relever le spi. Ce dernier refuse de monter. Dans la manœuvre, la drisse s’est enroulée autour d’un étai. Je bataille un moment pour la dégager. Mon spi monte enfin vers le ciel et se gonfle orgueilleusement.

Après avoir trouvé le meilleur compromis entre la route à suivre et la vitesse du bateau, j’enclenche le pilote automatique et descends dans la cabine. J’appelle mon routeur, le rassure en lui disant que tout s’est bien passé, lui confirme mon cap. Je me laisse enfin tomber sur ma couchette après avoir, une dernière fois, consulté la carte météo. Demain, j’en aurai fini avec cette dépression. Je m’endors en pensant à celle que j’aime.

Jeudi.

J’ai avancé moins vite que prévu. Les vents dans la queue de la dépression étaient moins forts que ce que qu’annonçait la météo. Je pensais pouvoir virer de bord hier, en fin de journée. Ce sera pour ce matin. L’ultime empannage pour prendre les alizés qui vont me pousser jusqu’à l’arrivée. Mais ils se font attendre. Je finis par m’inquiéter. Serai-je monté trop au Nord ? Je vérifie ma position. Non, je ne me suis pourtant pas trompé. Ils devraient être là, surtout en cette saison. La matinée se passe et, même si le bateau avance bien, je doute énormément. Enfin, en milieu d’après-midi, mes voiles commencent à s’agiter. Les voilà ! J’amène doucement l’étrave de Banque Populaire vers eux. Nouvel empannage. Maintenant, direction le Sud- Ouest, direction les Antilles. Je descends en cabine. Sur l’ordinateur, je regarde le classement. Yves est toujours devant moi, même si je lui ai repris pas mal de mon retard. Moi qui rêvais d’une régate bord à bord pour notre arrivée, c’est raté. Il sera à Pointe à Pitre avant moi. Je fais une estimation du temps qu’il me reste à passer en mer. Si tout va bien, j’arriverai dans la nuit de samedi à dimanche.

Le vent se renforce un peu. Je monte sur le pont pour ajuster mes voiles et mon cap, restant un moment à la barre pour profiter du coucher de soleil sur l’océan.

Samedi.

C’est mon dernier jour de mer, mon dernier jour en solitaire. Le bateau file à 22 nœuds vers la ligne d’arrivée. Yves est arrivé ce matin. Il doit, comme à son habitude, être enfermé dans son hôtel pour fuir les journalistes. J’essaie d’imaginer comment vont se passer mes retrouvailles avec la terre ferme, la cohue sur le ponton d’arrivée… A dire vrai, tout cela me fait un peu peur.

22h 36. Je passe la ligne d’arrivée au large de Pointe à Pitre. Malgré ma fatigue, j’entame une danse endiablée sur le pont de mon trimaran. C’est tout juste si j’entends la radio.

- Bravo Jean ! Superbe traversée !

- Merci ! Merci à toi et à toute l’équipe. On a fait du sacré bon boulot depuis deux ans.

- C’était génial de bosser avec toi, mon vieux.

- Dis-donc ! Je te rappelle que je suis plus jeune que toi !

Les mots me manquent pour dire ma joie et mon émotion. Le patron de cette banque dont mon bateau porte le nom me félicite en quelques mots et puis, dans les hauts –parleurs, une voix s’élève. Une voix que je reconnaitrais entre mille, grave, profonde. Celle d’Olivier, mon pote.

- Salut moussaillon ! T’as fait du beau travail. Mieux que moi, je m’incline.

Dans la bouche de Kersauson, ces simples mots sont un immense compliment. Je me mets à pleurer.

- Mais tu vas quand même pas chialer ? Allez, mec, encore bravo. Et salue Yves de ma part !

Je reprends mes esprits. Des bateaux s’avancent vers moi et me suivent, m’entourent. La nuit antillaise résonne de cris de joie. A un mile du port, un zodiac m’aborde. Quelques équipiers montent à bord. Ce sont eux qui vont amener le bateau jusqu’au ponton. Moi j’ai autre chose à faire. Ma compagne, ma fille et mon fils sautent à leur tour à bord. Je les serre longtemps dans mes bras. Jusqu’au ponton.

Nous y arrivons enfin. Au milieu de la foule des curieux et des journalistes, j’aperçois sa crinière blanche. Il ne me quitte pas des yeux, attendant patiemment que je réponde à ma première interview et que je rejoigne enfin la terre ferme. Notre poignée de main est longue, virile et silencieuse. Nous n’avons pas besoin de nous parler. Nos yeux nous suffisent.

Dimanche.

La nuit est tombée. J’ai rejoint mon bord pour récupérer quelques affaires. J’entends des pas sur le ponton. On monte sur le bateau. Je sors le nez de la cabine. Yves est là, une bouteille à la main.

- Ca te dit un petit rhum ?

- Ouais !

Nous nous installons à l’arrière du poste de pilotage et trinquons.

- J’ai bien cru que tu allais me rattraper

- Je l’ai cru aussi

Nous nous taisons le nez dans les étoiles.

- Tu penses à lui ?

- Comment faire autrement ?

- Tu as raison. A Eric ?

- A Eric !

Rédigé par LIOGIER François

Publié dans #NOUVELLES

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