LE CLOWN

Publié le 2 Mars 2014

Il quitta la piste en reculant lentement vers le rideau rouge, multipliant les courbettes. Le rideau se referma sur une ultime grimace. Le clown se redressa. Les applaudissements crépitaient et les rires des enfants résonnaient encore. Monsieur Loyal lui fit signe de se tenir prêt. Le rideau s’ouvrit et dans une cabriole il entra sur la piste. Il mit sa main sur son cœur, activant ainsi la petite pompe qui fit jaillir de l’eau de ses yeux puis il fit un dernier salut et sortit, croisant les garçons de piste qui partaient mettre en place le filet des trapézistes. Le clown traversa les coulisses, sans un regard pour les autres. Il s’arrêta à peine pour laisser passer les chevaux qu’on ramenait de l’abreuvoir et se dirigea vers sa roulotte. Il se mit devant son miroir et entreprit de se démaquiller. Il termina par son sourire. Ce sourire qui, malgré tout le cœur qu’il y mettait, restait désespérément triste. Par habitude, le clown rangea ses affaires puis se leva et prit la valise qui se trouvait sous son lit. Elle était prête depuis longtemps, seulement remplie de quelques affaires. Il avait décidé de ne pas emmener de souvenirs. Il partait, sans se retourner. Le clown sortit. Avant de refermer la porte, il laissa trainer son regard sur l’affiche. Celle d’un grand cirque dans lequel il avait été le clown vedette et dont on l’avait chassé. A cause de sa différence. Il ferma la porte avant que les sanglots ne montent et se glissa furtivement entre les roulottes. Il arriva bientôt au bout de la grande esplanade où s’était installé le cirque. Il consulta sa montre, pensa que, pour la première fois, il ne participerait pas à la parade finale et s’éloigna, en direction de la gare.

Le train de nuit était à l’heure. Le clown eut un léger sourire. Et si c’était un signe ? Celui que sa nouvelle vie commençait sous les meilleurs auspices. Il grimpa dans le wagon et trouva une place dans un compartiment. Il posa sa valise sans faire de bruit et s’assit contre la fenêtre. En face de lui, une vieille dame, serrant contre elle son sac à main comme on porte un enfant, dormait paisiblement, ronflant doucement. Le clown eut un sourire. Il regarda les lumières s’éloigner. Le train prit de la vitesse et roula bientôt en rase campagne. Appuyé contre la vitre, le clown ferma les yeux.

Il avait réalisé très tôt qu’il était différent des autres garçons. Dans la cour de l’école, les jeux de ballon ne l’intéressaient pas. Il jouait parfois aux billes, rarement. Son adresse à ce jeu lui avait fait confisquer les plus belles agates de ses camarades et ces derniers redoutaient de jouer contre lui. Il préférait rester dans son coin à inventer des histoires qu’il allait ensuite raconter aux filles. Les filles. C’est avec elles qu’il se sentait le mieux. A l’adolescence, il avait un jour avoué à ses parents qu’il aurait préféré en être une. Sa mère avait fondu en larmes et hurlé sa honte. Son père avait haussé les épaules et ne lui avait plus adressé la parole. Dans la bourgeoisie conservatrice et catholique de l’entre-deux guerres, il n’était pas de bon ton d’avoir ce genre d’idées. Alors il était parti. Il avait dormi sous des portes cochères, mendié son pain avec les clochards. Adroit, enjoué, il s’était mis à jongler dans les rues puis dans des cabarets. C’est là, un soir, qu’un directeur de cirque l’avait remarqué. D’abord jongleur, son humour et son sens de l’acrobatie l’avaient rapidement orienté vers le métier de clown. Et, très vite, le plus grand cirque de France l’avait recruté. Il en était devenu le clown vedette, son visage s’affichait partout où l’immense chapiteau se posait. Il était célèbre, gagnait beaucoup d’argent et on le photographiait auprès des vedettes venues voir le spectacle. Et puis, il avait commis une erreur. Il avait avoué sa différence à une jeune acrobate. Celle-ci avait feint la compassion et l’avait fait parler avant de tout répéter. On l’avait chassé. Le monde du cirque est un milieu dans lequel tout se sait. Le clown avait eu beaucoup de mal à retrouver du travail. Sous le chapiteau qui avait fini par l’accepter, il avait souffert pendant des mois des quolibets et des regards moqueurs des autres.

Le clown prit encore deux autres trains avant d’arriver dans le port du Havre. Quelques semaines plus tôt, alors que le cirque était de passage dans la ville, il avait trouvé un cargo qui acceptait de prendre des passagers. Son billet en poche, il embarqua quelques jours plus tard. Le bateau prit la mer. Sur le pont, le clown ne se retourna pas une seule fois, gardant les yeux rivés sur l’horizon, vers sa nouvelle vie, là-bas, au Venezuela. Après un mois de mer, le cargo accosta dans le port de Maracaibo. Le clown en descendit. Il fut frappé par les sourires et la gentillesse de ceux qu’il croisait. Mais ici, personne ne le connaissait, personne ne savait. Il alla se renseigner sur le port et se mit en route. Quelques jours plus tard, il arriva dans la petite ville de San Cristobal. La clinique, installée dans un ancien monastère, fut facile à trouver. Le clown se présenta, demanda à parler au docteur Legrand et attendit dans le hall d’entrée où le médecin vint le chercher. C’était un homme calme et jovial. Le clown sentit très vite qu’il s’était adressé à la bonne personne. Les deux hommes eurent une longue discussion.

- Bien. Je crois que nous avons fait le tour de la question, cher Monsieur

- Oui. Quand comptez-vous commencer ?

- Dans deux jours. Pour la première opération. Mais, je vous l’ai dit, ce sera long, très long.

- Vous savez, docteur, j’ai attendu si longtemps…

- Je sais. Une dernière chose. Vous savez que ce genre de pratiques est encore interdit dans notre pays. Je ne garderai aucune trace de votre passage ici et, si vous évoquez mon nom, je nierais vous connaitre.

- Ne vous inquiétez pas docteur. La personne que je vais devenir oubliera tout de sa vie précédente, jusqu’à notre entretien.

- Je vous fais confiance. Venez ! Je vais vous conduire à votre chambre.

Le clown passa les deux jours suivant dans la petite chambre qu’on lui avait donnée. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Il allait faire le grand saut, il n’était plus question de reculer. Il avait songé à tout ça, économisé pendant des années pour y parvenir. Il revit tous les visages moqueurs, les regards réprobateurs, les larmes de sa mère et les sourcils froncés de son père. Non ! Rien ni personne ne le ferait revenir en arrière.

- Etes-vous prêt ?

- Oui Docteur.

- Vous pouvez encore…

- Non ! Allons-y !

L’infirmière poussa le brancard jusqu’au bloc opératoire. On allongea le clown sur la table et on lui mit un masque sur le visage. Il ferma les yeux.

Les mois qui suivirent furent longs et pénibles. Le docteur Legrand enchaina les opérations sur son patient qui, chaque fois, attendait avec anxiété qu’on lui retire ses pansements. Il se passa presque un an avant que le papillon ne sorte de sa chrysalide. Quelques semaines encore avant qu’il ne s’envole au- dessus de l’océan…

Quelques années plus tard.

Sous un tonnerre d’applaudissements, elle recula doucement vers le rideau rouge en faisant tourner les quilles devant elle. Le rideau s’écarta. Elle prit juste le temps de poser les quilles puis, au milieu des garçons de piste qui rangeaient son matériel, elle revint se placer au centre de la piste et salua longuement, savourant sa joie et sa revanche. Elle revint dans les coulisses qu’elle traversa en souriant, au milieu de tous ceux qui, quelques années plus tôt…

Elle regagna sa caravane et s’installa devant son miroir, souriant à son reflet puis se retourna et regarda une vieille affiche. Sous le plus grand chapiteau de France, elle était redevenue une vedette.

Rédigé par LIOGIER François

Publié dans #NOUVELLES

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