NOUVELLE: LITTLE FALLS

Publié le 25 Avril 2013

Il ne lui restait que quelques kilomètres à faire mais il devait s’arrêter, il ne tenait plus. Il gara la Dodge sur le bas- côté, se dirigea vers un fourré. Les yeux fermés, il poussa un profond soupir, goûtant avec délectation à cet instant de délivrance. Tandis qu’il arrosait copieusement un pied de fougère, il se mit à penser à Minneapolis et à ce qui l’avait amené ici. Lui, Mikael Harrington, chroniqueur vedette du Minnesota Tribune, il était là dans ce trou perdu, à des heures de route de la première ville digne de ce nom, puni comme un petit garçon, exilé comme le pire des gangsters par son rédacteur en chef.

Tout avait commencé quelques jours plus tôt, lors d’une conférence de rédaction. Il s’était opposé avec véhémence à l’éditorial du journal, le trouvant trop partisan et il avait quitté la réunion en claquant la porte. La sanction était vite tombée. Deux jours plus tard, le rédac’ chef l’envoyait faire un article sur la vie quotidienne de Little Falls. Mikael avait cherché longtemps le petit point sur la carte de l’état puis il avait fait son sac et pris la route. Après tout, quelques jours au vert, loin de la grande ville, des soirées branchées et de ces filles qu’il n’arrivait pas à aimer plus d’une nuit, ne lui feraient pas de mal. Se servant d’une bouteille d’eau, il se rinça soigneusement les mains, attrapa ses cigarettes et en alluma une. C’est à cet instant- là, alors qu’il recrachait la première bouffée qu’il le remarqua. Le silence. Il était dans une forêt. Il aurait dû entendre des chants d’oiseaux, le bruissement des feuilles sous le vent, le craquement des branches et des troncs en train de pousser, mais il n’y avait rien de tout ça. Juste un silence pesant, étourdissant. Mikael eut soudain la sensation qu’on l’observait et se sentit mal à l’aise. Il écrasa sa cigarette et remonta en voiture tout en observant autour de lui. La voiture redémarra. Derrière un fourré, les deux yeux rouges se fermèrent. Cet homme- là, ce nouveau, serait difficile à avoir. Il avait senti sa présence, son esprit serait coriace à dompter. Il fallait ruser et attendre un peu. Le fourré remua à peine lorsque la créature aux yeux rouges se retira.

La jeune femme, au téléphone, le lui avait dit. On ne pouvait pas manquer l’hôtel de Little Falls. Et elle avait raison ! C’était, avec l’église, la seule bâtisse importante du village. L’hôtel faisait aussi office de bar et de bureau de poste. Mikael prit son sac dans le coffre et entra. Derrière le comptoir, une jolie blonde lui adressa un beau sourire.

- Bonjour, Monsieur.

- Bonjour. Je suis Mikael Harrington. J’ai réservé une chambre…

- Oui, je me souviens, vous êtes le journaliste du Minnesota Tribune. Je suis Lorie Parks.

- Enchanté, Madame…

- Mademoiselle. Votre chambre est prête. Il n’y a pas beaucoup de circulation ici mais je vous ai donné une chambre sur la cour.

Le jeune homme qui se trouvait accoudé au comptoir se rapprocha un peu de lui.

- Bonjour Monsieur Harrington. William Belden. Je suis le garagiste de ce patelin. J’ai lu quelques-uns de vos articles. Je ne suis pas un spécialiste mais vous écrivez très bien et j’aime beaucoup votre humour.

- Merci Monsieur Belden.

- Appelez-moi Will, comme tout le monde. Jolie voiture que vous avez là. Mais faudra que j’y jette un petit coup d’œil, si vous le permettez. Vous avez une soupape ou deux qui claquent, il me semble.

- Pour le moment, c’est plutôt moi qui suis claqué. Vous me montrez ma chambre, Mademoiselle ?

Les deux jeunes gens éclatèrent de rire et Lorie emmena le journaliste à l’étage.

- Voilà. Chambre 6. Bon séjour Monsieur Harrington. Je sers le repas à partir de 19 heures.

- Ok. Merci.

Il rangea ses affaires dans l’armoire et se mit à la fenêtre. A perte de vue, il ne voyait que des prairies et des forêts. Qu’allait-il bien pouvoir raconter sur ce foutu patelin ? Il maudissait Brandon Mills, son rédacteur en chef. Ils étaient plutôt bons amis dans la vie, fréquentaient les mêmes endroits branchés de Minneapolis et collectionnaient tous les deux les aventures féminines, c’était même une sorte de concours entre eux et Mikael gagnait souvent. Mais dans leur vie professionnelle, ils étaient de redoutables adversaires et s’opposaient fréquemment au sujet de la ligne éditoriale. Mikael avait rejoint le Minnesota Tribune dix ans auparavant. Très vite, ses chroniques acides et humoristiques sur la vie politique du pays lui avaient valu une belle renommée et il était devenu le journaliste vedette du journal. Il avait même obtenu deux ou trois prix et il avait commencé à faire la fête, grisé par cette célébrité qui avait fini par détruire son mariage. Il était perdu dans ses pensées, passant de son ex-femme à Brandon lorsqu’il ressentit le même malaise que dans la forêt, l’étrange impression que quelqu’un l’épiait. Il reprit ses esprits et scruta, par la fenêtre les maisons qui entouraient l’hôtel. Il ne vit rien, se retira et regarda sa montre. Il était temps de prendre une bonne douche et de se préparer pour le repas. Les deux yeux rouges restèrent un long moment fixés sur la fenêtre. Cet homme avait donc un point faible mais aussi, une immense capacité à l’enfouir au plus profond de lui-même. La partie serait rude…

Mikael prit son repas dans la grande salle. Il était apparemment le seul client de l’hôtel. Quoique simple, la cuisine de Lorie était excellente et il félicita chaleureusement la jeune femme. Will ne tarda pas à arriver. Mikael le rejoignit au bar et lui offrit une bière.

- Je peux me permettre une question Monsieur Harrington ?

- Oui et appelez-moi Mikael.

- Qu’est –ce qu’un journaliste de votre classe vient faire dans un trou perdu comme Little Falls ? Il ne se passe jamais rien ici. Même ma dépanneuse ne sert jamais.

- C’est justement ça qui est intéressant ! Il faut absolument me raconter ça, Will ! Sérieusement, j’ai un peu trop cassé les pieds à mon patron et il m’a envoyé ici. Une sorte de punition.

- Mince ! Il est dur votre boss. Moi, j’ai pas ce problème, je travaille à mon rythme.

- Vous avez bien de la chance. Je dois écrire dans des délais parfois très courts et ça ne me plait pas forcément. Mais j’aime mon métier.

- Vous devez rencontrer des tas de gens, des vedettes mêmes…

- Oui Lorie. Mais, croyez-moi, ce ne sont pas forcément les gens les plus intéressants.

Tout en discutant avec les deux jeunes gens, il observait les allées et venues dans le bar. Une chose le frappa. Les gens parlaient peu entre eux. Ils buvaient leurs bières en silence et même les joueurs de cartes assis à une table étaient plutôt discrets. Mikael mit ça sur le compte de la rudesse de la vie locale qui lui avait pourtant paru bien paisible. Il se promit de s’intéresser à ce point dès le lendemain. Il regarda un peu le match de basket sur la télé en noir et blanc en parlant avec Will et Lorie, puis, fatigué par sa longue route, il monta dans sa chambre.

Mikael baissa le store et se coucha. Il y avait bien longtemps qu’il ne s’était pas couché si tôt. Une éternité, à vrai dire. Il repensa à sa soirée, à Lorie et Will qu’il trouvait sympathiques, aux gens si silencieux dans le bar et il s’endormit, comme une masse. Près d’une grange, deux points rouges fixaient l’hôtel. Non, ce n’était pas encore le moment. Il fallait en savoir plus, étudier encore le cas de ce journaliste et s’il n’arrivait pas à le dompter…

Le lendemain, Mikael décida de faire une promenade autour de Little Falls. Il demanda à Lorie de lui préparer quelques sandwiches, pris son carnet et son appareil photo et partit vers une colline qu’il avait repérée depuis sa chambre. Il gravit le dôme herbeux et s’installa au sommet. De là, il voyait toute la vallée et le village. A l’exception de deux ou trois fermes, toutes les habitations étaient regroupées autour de l’imposante bâtisse de l’hôtel, comme si les habitants avaient voulu se serrer les uns contre les autres face à l‘isolement de la petite ville. Car il fallait bien se rendre à l’évidence, Little Falls était un trou, perdu au milieu de nulle part, un de ces endroits où l’on ne va que pour se cacher ou se perdre. Ou lorsqu’on s’oppose à son rédacteur en chef ! Cette dernière pensée fit sourire le journaliste. Il prit quelques photos de la vallée depuis son observatoire puis descendit vers une ferme. En s’approchant des bâtiments, il nota que l’énorme chien venait vers lui mais n’aboyait pas. Il s’avança. Un homme et une femme sortirent de la maison.

- Bonjour Madame, bonjour Monsieur

- Bonjour Monsieur Mikael Harrington

L’homme et la femme lui avaient répondu en même temps et sur la même voix monocorde.

- Vous connaissez mon nom ?

- Les nouvelles vont vite à Little Falls, vous savez

- Je fais un reportage sur votre ville et ses habitants. Vous permettez que je vous photographie, vous et votre ferme ?

- Si vous le voulez…

Il fit quelques clichés. Il n’arrivait pas à dire quoi mais quelque chose le mettait mal à l’aise. Quelque chose clochait, il le sentait. Il rangea son appareil.

- Vous permettez que je revienne vous voir, un de ces jours ? Pour discuter un peu

- Revenez quand vous voudrez. Au revoir, Monsieur Mikael Harrington.

Le journaliste s’éloigna de la ferme. Il avait une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou. Il fit quelques dizaines de mètres et se retourna. Le couple et le chien n’avaient pas bougé… Mikael poursuivi son chemin. L’impression étrange d’être observé ne le quittait pas. Il s’arrêta de l’autre côté de la vallée et sortit son carnet. Il fallait qu’il note ce qu’il avait vu et ressenti. Il verrait bien si cela pouvait lui servir à écrire son article. Il finit de prendre ses notes et rentra à l’hôtel. Deux hommes étaient accoudés au comptoir. Ils le regardèrent fixement et, chacun leur tour, le saluèrent.

- Bonjour Monsieur Mikael Harrington

Leurs voix étaient aussi monocordes que celles du couple de fermiers et cette façon de saluer parut tout à coup bien étrange au journaliste. Il balaya ses doutes en mettant cela sur le compte d’une forme de politesse locale. Il prit quelques photos de la grande salle et des deux clients. Lorie lui servit sa bière tandis que les deux hommes sortaient du bar.

- Les gens d’ici ont une curieuse façon de saluer. Et je les trouve un peu étranges…

- Je n’ai pas remarqué. Mais je ne suis ici que depuis quelques mois, vous savez. Ils m’ont toujours appelée Mademoiselle Lorie Parks et je m’y suis habituée. Peut -être que si je reste suffisamment longtemps dans ce patelin, ils finiront par m’appeler par mon prénom, comme ils le font avec Will.

- Où étiez-vous, avant ?

- En Floride. Je travaillais dans une banque et, pour être franche, je m’y ennuyais. Un jour j’ai vu une annonce qui proposait de reprendre cet hôtel pour une bouchée de pain. J’avais quelques économies, alors, je me suis lancée dans l’aventure et je suis arrivée ici.

- Drôle d’endroit pour une aventure, vous ne trouvez pas ?

- Plutôt oui ! Mais, finalement, je suis bien ici. Je n’ai pas à courir tout le temps, pas de stress, pas de soucis avec les clients. Oh, bien sûr, je ne gagne pas aussi bien ma vie qu’avant, je sors moins et, à part Will qui me drague un peu mais gentiment, je suis tranquille.

Mikael pensa à ses folles soirées à Minneapolis. S’il y avait croisé Lorie, il aurait sûrement essayé de la séduire, il aurait passé une nuit avec elle et l’aurait gentiment remerciée au petit matin. Ciao Baby !

- Je vois, et je comprends. Finalement, c’est peut-être vous qui avez raison. Vous avez internet ici ?

- Je l’ai fait installer il y a quinze jours mais vous devrez vous connecter ici. Les deux ouvriers devaient revenir installer des prises dans les chambres mais je ne les ai pas revus.

- Bien ! Je me connecterai ce soir, après la fermeture, si ça ne vous ennuie pas. J’aime être seul pour travailler.

- Je comprends. Il n’y a pas de problème, vous pourrez rester tant que vous voudrez.

Il remonta dans sa chambre et alluma son ordinateur, un portable dernier cri qui avait dû coûter une fortune au journal. Après avoir connecté son appareil, il transféra les photos qu’il avait prises depuis son arrivée. Quelque chose lui parut étrange. Il fit un zoom sur la photo des fermiers et de leur chien. Tous les trois avaient le même regard, fixe et sans expression. Il regarda ensuite les portraits des deux clients du bar et fit la même constatation. Mais, ce qui l’étonnait le plus, c’était la zone de flou derrière les personnages. Il commençait à avoir l’habitude de la photo numérique et de son appareil et ce flou, dans la mise au point des arrière-plans lui paraissait bizarre. Il ouvrit son logiciel de traitement d’image, fit plusieurs manipulations. Le flou persistait et, en y regardant de plus près, il crut y déceler une forme, une sorte de silhouette… Mikael était trop cartésien pour croire à ce genre de visions. Il chassa l’idée de son esprit, reprit ses notes sur son traitement de texte et éteignit l’ordinateur. Dans la cour, les deux yeux rouges se fermèrent. Le journaliste ne croyait pas en son existence. Il était persuadé maintenant qu’il faudrait se débarrasser de lui. Mais il avait encore du travail, il verrait ça plus tard, sauf si ce fouineur découvrait trop de choses.

Mikael attendit que tous les clients soient partis et installa son ordinateur dans la grande salle du bar. Lorie lui montra où était la prise du réseau internet.

- Je vais me coucher. Je vous ai préparé un thermos de café mais si vous préférez prendre une bière…

- Merci Lorie, vous êtes gentille. Bonne nuit

- Bonne nuit. Je vous laisse travailler.

Mikael se connecta à internet. Il envoya ses photos à un de ses amis de Minneapolis, un expert en photographie numérique, en lui demandant de les analyser puis il se mit à chercher tous les articles concernant Little Falls et ses environs en attendant sa réponse. Au bout d’une heure, il trouva un article dans un journal de Brainerd qui faisait état de la disparition inexpliquée de deux techniciens de la Brainerd Phone Company, une entreprise de téléphonie. Il prit quelques notes et reçut enfin, le message de son ami. Oui, certaines zones des photos étaient bien floues mais ce n’était pas un problème de mise au point. Le flou était dans l’image ! Le journaliste ferma son ordinateur et monta se coucher. Demain, il irait faire un tour dans les bois…

Will dormait à poings fermés. Il avait travaillé tard sur la vieille Cadillac qu’il était en train de restaurer. Il rêvait qu’il était au volant de la longue décapotable avec Lorie Parks à ses côtés. Il rêvait d’elle toutes les nuits depuis qu’elle était arrivée et un jour, il l’emmènerait pour de bon faire un tour dans la Cad’ et il pourrait caresser sa poitrine comme il faisait à ce moment- là dans son rêve. Les seins de la jeune femme le faisaient fantasmer et Will faisait bien plus qu’en rêver la nuit. Mais soudain, deux voyants rouges s’allumèrent sur le tableau de bord. Putain de bagnole ! C’était pas le moment ! Will fixa les deux points lumineux avec attention, cherchant à quel problème ils pouvaient bien correspondre. Insensiblement, il s’approcha du tableau de bord. Et son rêve devint un cauchemar… Les yeux rouges se détournèrent. Un de plus ! Bientôt, il réglerait leur compte au journaliste et à la petite hôtelière et alors, cette ville serait totalement en son pouvoir.

Mikael descendit dans la grande salle du bar. Il portait son sac à dos. Il avait longuement réfléchi dans la nuit et il avait décidé de fouiller les bois à la recherche des deux techniciens. La coïncidence entre leur disparition et leur venue à Little Falls était plus qu’évidente. Il était persuadé qu’en les retrouvant, vivants ou morts, il comprendrait ce qui se passait.

- Vous sortez encore Mikael ?

- Oui, Lorie. Je n’ai pas fait tout le tour de ce charmant patelin hier.

- Attendez ! Je vous prépare un casse-croûte.

Il rangea les sandwiches et la bouteille d’eau dans son sac.

- Merci Lorie. Bonne journée et… Soyez prudente

La jeune femme le regarda partir. Surprise par ses derniers mots. Mikael monta sa voiture et prit de la route de la forêt où il s’était arrêté deux jours plus tôt. Il gara la Dodge sur le bas-côté et s’enfonça dans les bois, les yeux aux aguets. Très vite, il eut l’impression qu’on le suivait et qu’on l’observait. Il respira profondément pour chasser son malaise et avança dans les fourrés. La forêt s’était faite silencieuse. Il n’entendait plus que le bruit de ses pas et sa respiration. Il finit par trouver ce qu’il cherchait. Un taillis lui parut un peu trop gros par rapport aux autres. Il s’approcha et vit une forme blanche sous les branchages. Le fourgon de la Brainerd Phone Company était là et ce qu’il restait des deux techniciens aussi. Les deux corps décomposés étaient à moitié dévorés et dégageaient une infecte puanteur. Mikael se mit à vomir. Il se rinça copieusement la bouche et s’aspergea d’eau. Son instinct de journaliste reprit le dessus. Il sortit son appareil et se mit à photographier le fourgon et les deux corps avant de prendre de nombreuses notes. Puis il retourna à sa voiture. Ce qui se déroulait à Little Falls le dépassait et le terrifiait. Tous ces gens qui avaient la même expression, la même voix monocorde, le même regard vide, cette forme floue apparue sur les photos… Mais son esprit se refusait à admettre l’inadmissible. Non, de tels maléfices ne pouvaient pas exister ailleurs que dans l’esprit de quelques romanciers. Mais il sentait le danger. Il fallait qu’il prévienne Lorie et qu’ils se tirent de ce trou avant que les choses dégénèrent. Derrière les branchages, les deux yeux rouges ne le lâchait pas une seconde. Ce foutu journaliste avait deviné, il allait tout raconter, tout dévoiler. Il fallait agir. Bien sûr, il pouvait l’anéantir là, au milieu de la forêt et il ne resterait que la petite blonde. Mais son esprit était trop pur, il n’arrivait pas à le pénétrer. Il devait laisser Harrington revenir au village. Alors il pourrait les anéantir, tous les deux. Il savait comment faire…

Mikael rentra au village et gara sa voiture sur la place devant l’hôtel. Assis sur un banc, un gamin jouait avec une de ces consoles de jeux à bas prix qu’on trouve dans les solderies.

- Bonjour, Monsieur Mikael Harrington !

Toujours cette étrange façon de saluer, ce même regard éteint et cette voix sans expression…

- Bonjour. Comment t’appelles-tu ?

- Mon nom est Jeremy. Jeremy Walker.

- Tu veux bien qu’on parle un peu Jeremy Walker?

- Oui, je veux bien.

- Dis-moi, Jeremy, il y a longtemps que tu habites ici ?

- Depuis toujours. Je suis né ici.

- Il se passe des choses un peu bizarres, dans le coin, tu ne trouves pas ?

- Non, je ne trouve pas. Et puis on ne doit pas poser de questions. On doit juste faire ce qu’on a à faire.

Mikael, stupéfait par la réponse, remarqua alors que le gamin le regardait droit dans les yeux et continuait en même temps sa partie de casse-briques. Ses doigts manipulaient les touches et les briques s’empilaient impeccablement. Il était temps de partir.

- Bon, je te laisse Jeremy, j’ai du travail. C’était sympa de parler avec toi. Au revoir.

- Au revoir, Monsieur Mikael Harrington.

Le journaliste s’avança jusqu’à l’hôtel et se retourna. Le gamin avait disparu ! Il entra dans la grande salle. Lorie n’était pas là.

- Lorie ? Vous êtes là, Lorie ?

- Oui ! Je suis dans la réserve.

- Venez ! Vite !

- Qu’y-a-t-il Mikael ?

- Je vous expliquerai plus tard. Nous devons partir, très vite !

- Je viens.

La jeune femme prit son sac à main et rejoignit le journaliste. Il ouvrit la porte de l’hôtel. Le village était parfaitement silencieux. Un à un, les habitants de Little Falls sortaient de chez eux. Silencieux, ils s’avançaient vers l’hôtel.

- Montez dans la voiture Lorie.

- Mais je n’ai pas fermé l’hôtel…

- Ca n’a pas d’importance! Faites ce que je vous dis!

Ils montèrent dans la Dodge et Mikael démarra en trombe. Deux habitants se mirent en travers de la route. Il leur fonça dessus et ils s’envolèrent dans les airs. En les voyant retomber, dans ses rétroviseurs, Mikael pensa à des marionnettes. Et quelque chose lui disait qu’il n’allait pas tarder à rencontrer le marionnettiste.

- Mais enfin, Mikael, que se passe-t-il ? Que veulent ces gens ?

- Je ne sais pas vraiment Lorie. Tout ce que je peux vous dire c’est que ces gens ne sont pas là pour nous payer un coup à boire et que nous devons nous en aller. Vous avez vu Will aujourd’hui ?

- Non. En principe il ne vient à l’hôtel qu’en fin de journée ou le soir.

- Allons à son garage.

Mikael arrêta la Dodge le long de la route. La station- service de Will semblait déserte.

- Il est peut être parti.

- Non, sa dépanneuse est là. Il m’a dit qu’elle ne servait jamais. Restez dans la voiture, je vais voir.

Il descendit et s’approcha du bureau. Tout semblait désert. Soudain, Lorie poussa un cri.

- Mikael ! Derrière vous !

Le journaliste se retourna. Will s’avançait lentement vers lui. Ses yeux étaient vides, inexpressifs et fixaient la jeune femme. Il chantonnait

- Viens dans ma Cad’, Lorie, Viens faire un tour ma jolie. Viens, me montrer tes seins…

Mikael se plaça devant lui.

- Ecartez-vous Monsieur Mikael Harrington

- Hors de question, Will !

- Alors, je vais devoir vous tuer, Monsieur Mikael Harrington.

Il avança, les bras tendus, vers le journaliste. Celui-ci s’empara d’une grosse clé à molette. Will avança encore de quelques pas et retroussa ses lèvres, comme un fauve prêt à attaquer. Mikael le frappa à la tête. Il y eut un bruit spongieux, semblable à celui que font les fruits trop mûrs lorsqu’on marche dessus, et la lourde clé s’enfonça dans le crâne du garagiste, comme dans du beurre. Mikael le frappa, à plusieurs reprises. En levant la tête, il vit les habitants du village s’approcher de la station- service. Il eut l’impression qu’une immense forme floue les suivait. Il recula jusqu’à la voiture.

- Vous savez conduire Lorie ?

- Bien sûr !

- Partez ! Allez jusqu’à Minneapolis. Vous trouverez les clés de mon appartement et mes cartes de visite dans la boite à gants. Allez chez moi et attendez-moi. Je vous rejoindrai.

- Mais…

- Ne discutez pas. Mon ordinateur est dans le coffre. Si demain soir, je ne suis pas revenu, amenez-le à mon journal et donnez- le à Brandon Mills. Partez maintenant.

La jeune femme s’installa au volant en pleurant et démarra. Les habitants du village étaient maintenant proches de la station- service. Mikael réfléchissait à toute vitesse. Il eut soudain une idée. Il s’approcha des pompes, décrocha les uns après les autres, tous les pistolets, s’assurant qu’ils étaient bien verrouillés en position « OUVERT » puis il se recula. Dans la forme floue qui dominait la foule, il vit les deux yeux rouges. Une voix puissante s’éleva.

- Enfin ! Je vais pouvoir vous affronter Monsieur Mikael Harrington. Vous me donnez du fil à retordre mais je finirai par vous posséder, comme je possède tous ces gens.

- Ca reste à voir. Et d’abord qui es-tu ? Montre-toi un peu.

- Vous êtes courageux Monsieur Mikael Harrington. Mais le courage est un bien mauvais conseiller. Vous tenez donc tant à mourir ?

- Qui que tu sois, tu ne me fais pas peur ! Montre-toi !

- Comme vous voudrez…

La forme floue se transforma, comme ces kaléidoscopes que l’on voit dans les galeries d’art ou dans les jeux télévisés et dans lesquels on tente, vainement, de deviner un objet. Le flou fit place à une sorte d’être immense et difforme. Au milieu de sa tête, terminée par une immense mâchoire, les deux yeux rouges brillaient, comme des braises. Mikael avait compris que seule sa propre peur causerait sa perte. Il s’efforçait de garder son calme et respirait profondément. Il choisit de continuer à braver le monstre qui se dressait devant lui.

- Te voilà donc ! Qui es-tu ?

- Je suis vos peurs, vos mensonges, vos perversions et vos trahisons. Je suis fait de tous vos défauts, de ce qu’il y a de plus mauvais dans les hommes. Je renvoie cette image à ceux qui croisent mon regard et j’en fais mes créatures, des êtres sans âme, obéissants.

- Mais ça ne marche pas toujours. Comme avec Lorie ou… Moi.

- Mademoiselle Lorie Parks est trop pure, j’ai échoué avec elle. Mais pour vous se sera différent. Je connais vos vices, vos doutes…

- Mais tu ne m’auras pas !

- Alors, je vous tuerai.

- Essayes un peu.

Mikael alluma une cigarette et garda son briquet allumé. Le monstre émit une sorte de grognement et les habitants du village s’avancèrent, en grondant, les lèvres retroussées. Le journaliste attendit qu’ils soient suffisamment proches et jeta son briquet. Il y eut une sorte de souffle et l’essence répandue au sol s’enflamma, transformant en torches humaines les créatures qui se mirent à courir en tous sens. Certains cherchèrent à rentrer dans leurs maisons et y mirent le feu. Bientôt, Little Falls se transforma en brasier. Mikael recula. Le monstre regarda autour de lui. Toute son œuvre, tout le temps passé à posséder les âmes de cette ville partait en fumée. Il poussa un rugissement de colère et de dépit et s’avança vers le journaliste.

- Je vais te tuer, Mikael Harrington !

Au même instant, les cuves de la station-service explosèrent. Le toit de tôle et de béton se souleva, frappant la tête de la créature qui s’embrasa. Le journaliste fut projeté au sol par le souffle de l’explosion et un débris vint le frapper au bras.

Il reprit ses esprits et ouvrit lentement les yeux. L’incendie crépitait encore. Son bras saignait. Il déchira sa chemise et banda la plaie puis il se leva. Little Falls n’était plus qu’un tas de cendres et ses habitants gisaient çà et là, recroquevillés, masses informes et carbonisées. Il ne restait plus aucune trace de la créature aux yeux rouges. Mikael contourna ce qu’il restait de la station-service et s’approcha de la dépanneuse. Les clés étaient sur le contact. Il démarra et pris la route de Minneapolis où il arriva le lendemain matin. Lorie se jeta dans ses bras en pleurant

- Mikael ! J’ai eu tellement peur.

- C’est fini Lorie. Et Little Falls n’existe plus.

- Mais c’était quoi ? Qu’est-il arrivé à tous ces gens ?

- Pas maintenant Lorie. Je…

Il s’écroula sur la moquette. La jeune femme appela une ambulance.

Une semaine plus tard.

Mikael était sorti la veille de l’hôpital. Sans frapper, il entra dans le bureau de Brandon Mills.

- Tiens, Mikael ! Content de te revoir mon vieux.

- Vraiment ? Mon absence n’a pas l’air de t’avoir trop inquiété, pourtant. Tu as égaré mon numéro ?

- Le prends pas mal. Je t’ai laissé quelques jours de repos. Arrêtes-moi si je me trompe, mais tu fous le bordel partout où tu passes. Il parait que Little Falls a cramé… Tu vas m’écrire un bel article là-dessus. Je te promets la première page.

- Non. Vas te faire foutre Brandon. Allez- vous faire voir, toi et ton journal ! Je démissionne, je me casse

- Tu sais que si tu fais ça…

- Mon pauvre Brandon. T’as tout juste les bras assez longs pour lacer tes chaussures, alors, garde ton numéro pour les petits jeunes. Avec moi, ça ne marche pas. Tiens, je te rends le matériel qui appartient au journal. Tu serais capable de me coller les flics au cul.

Il posa l’ordinateur portable sur le bureau et sortit en claquant la porte. Il prit l’ascenseur et rejoignit Lorie qui l’attendait dans la Dodge.

- En route !

- Et où va-t-on ?

- Pourquoi pas en Floride ?

Rédigé par LIOGIER François

Publié dans #NOUVELLES

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