NOUVELLE: LE GRAND VOYAGE

Publié le 8 Avril 2013

Il faisait encore nuit sur le petit port. Erwan sauta dans la yole et largua les amarres. A l’aide d’une rame, il écarta le bateau du quai puis il s’assit et commença à ramer. Avec précaution il remonta la zone de mouillage puis il s’engagea dans le chenal. Là, il hissa le taillevent et la voile de misaine et les étarqua soigneusement. Le vent de terre qui soufflait ce matin- là poussa le bateau entre les digues vers la sortie du port. Vent arrière la yole se cabra sur les premières vagues, semblant refuser de prendre la mer. Erwan borda un peu ses voiles et le bateau, prenant un peu de vitesse en passant au portant, franchit l’obstacle. Le marin poussa la barre, régla son gréement et mit le cap vers le nord- ouest. La yole prit peu à peu de la vitesse et s’éloigna. Deux heures plus tard, alors que le soleil commençait à éclairer la mer, elle arrivait en vue de la Pointe du Raz.

Erwan ne s’était pas retourné une seule fois. Il ne voulait pas le faire. Il quittait Penmarch, son village, l’endroit où il avait vécu depuis sa naissance et partait loin, là- bas, de l’autre côté de l’océan. Il fuyait. Loin de cet amour qui n’existait plus et de cette femme qui lui avait brisé le cœur. Il l’avait aimée, comme un fou, pendant de longs mois et puis elle s‘était joué de lui et l’avait quitté pour un autre. Il avait cru devenir fou de tristesse puis l’idée avait son chemin dans son esprit. Plutôt que de rester là, à souffrir, il avait décidé de couper les ponts et de partir loin d’elle. Il avait longuement préparé son voyage, trois semaines à un mois de mer pour rallier l’île de Saint Pierre, La cabine du bateau était remplie de vivres et il pêcherait en route. Ce matin de printemps, il partait.

Il prit la direction de l’île d’Ouessant, naviguant à vue. Le temps était beau et le vent régulier. Erwan cala la barre et entreprit de gréer le tape-cul. Avec ce surplus de voile, la yole accéléra un peu plus. Le jeune marin naviguait près des côtes, choisissant d’éviter de croiser la route des navires hauturiers. De tous les ports, des bateaux partaient en pêche et leurs voiles fleurissaient l’océan d’œillets pourpres et blancs. Le soleil était maintenant levé et dissipait peu à peu la brume de terre, éclairant les falaises de granit. Erwan respira profondément. Il pensait à ses parents. Il leur avait laissé un mot, sur la grande table, en leur promettant de donner des nouvelles, dès son arrivée à Saint Pierre. Il savait qu’ils comprendraient et que son père, au fond de lui, serait fier de voir son fils partir pour un si long voyage. Sa mère pleurerait sûrement un peu, elle irait certainement prier pour son fils dans la petite église et puis, comme toutes les femmes et toutes les mères de marins, elle attendrait, résignée, l’arrivée du courrier et de la lettre de son fils. Après avoir coincé la barre au taquet, Erwan se mit à vérifier ses vivres et ses provisions. Il ne prendrait vraiment le large qu’après Ouessant et il avait encore le temps de s’arrêter dans un port pour y faire quelques derniers achats. En fin de matinée, le vent se renforça un peu et le bateau se mit à filer bon train, surfant sur les vagues. Assis à la barre, Erwan sifflotait des chansons de marins. Son bateau était une yole de Bantry. Elle avait été construite par son grand-père qui l’avait appelée « La Victorine », en hommage à son épouse. Erwan naviguait dessus depuis sa plus tendre enfance et c’est à son bord qu’il avait appris, avec son père et ses équipiers, son métier de pêcheur. Malgré ses dimensions déjà imposantes, La Victorine était un bateau très agile et très rapide. Erwan avait appris très tôt à la manœuvrer seul et en connaissait toutes les réactions, tous les craquements.

En milieu d’après-midi, Erwan aperçu le phare de la jument. Il décida de mouiller sur l’île d’Ouessant pour la nuit. Il passa au sud du phare et entra dans la baie moins d’une heure plus tard. Voiles affalées, la yole entra à la rame dans le port de Lampaul. Erwan trouva une place libre et amarra La Victorine. En montant sur le quai, il salua un vieux pêcheur.

- Tu as un bien beau bateau mon garçon et bien du courage de le manœuvrer seul.

- J’en ai l’habitude. Je navigue dessus depuis que je suis enfant.

- Je vois. Et en plus, tu m’as l’air d’un solide gaillard. D’où viens-tu mon gars ?

- De Penmarch, au sud de la Pointe du Raz…

- Je connais ! Je m’y étais réfugié un soir de tempête, il y a bien longtemps. Et qu’est-ce- qui t’amène par ici ?

En temps normal, Erwan n’aurait pas répondu à la question mais il avait besoin de parler et le vieil homme lui paraissait sympathique.

- Je fais juste escale ici pour la nuit. Demain, je reprends la mer. Je vais sur l’île Saint Pierre…

- C’est un long voyage qui t’attend mon garçon. Un voyage difficile. Je parie que tu pars à cause d’une femme.

- Comment avez-vous deviné ?

- Il n’y a que deux choses qui peuvent pousser un jeune homme comme toi à se lancer seul dans une telle traversée : l’aventure et une femme. Et comme tu n’as pas l’air d’un aventurier….

Erwan adressa un sourire au vieil homme mais, au même moment, il sentit la tristesse l’envahir. Le vieil homme lui rendit son sourire et posa sa main calleuse sur son épaule.

- Comment t’appelles-tu mon garçon ?

- Erwan. Erwan Kermadec. Et vous ?

- Yvan Roulier ! Et oui, je sais, ce n’est pas un nom breton. Mais moi aussi j’ai été amoureux dans ma jeunesse, vois-tu. Allez ! Suis-moi à l’auberge, Erwan Kermadec ! C’est ma tournée !

Les deux hommes passèrent la soirée à l’auberge, au milieu des autres pêcheurs, et parlèrent beaucoup. Yvan était né à Paris. A la suite d’une déception amoureuse, il était venu s’exiler sur l’île et y était devenu un pêcheur et un marin respecté de tous. Mais son âge et les rhumatismes ne lui permettaient plus de naviguer. Le vieil homme raccompagna Erwan jusqu’à son bateau et juste avant qu’il ne monte à bord, il lui prit le bras.

- T’es un brave petit gars, Erwan. Et un grand marin, je le sens. Et le vieux loup de mer que je suis se trompe rarement. J’aimerais bien avoir ton âge et te suivre dans ta traversée. Tiens, prends ça. C’est un cadeau que je te fais.

Il lui tendit la chaine en or qu’il portait autour du cou.

- Mais, je…

- Ne dis rien mon garçon ! Cette chaine m’a toujours porté bonheur. J’espère qu’il en sera de même pour toi. Dors bien mon gars.

Erwan salua le vieil homme et se glissa dans la cabine. Cette cabine, c’était son père qui l’avait aménagée, à l’époque où il pouvait encore naviguer, avant ce stupide accident qui lui avait coûté un pied. La cabine était un peu étroite et passablement remplie par les provisions et le matériel de pêche et celui nécessaire à l’entretien du bateau mais il y avait quand même une couchette sur laquelle Erwan s’allongea. Roulé dans sa couverture, il songea longuement à tout ce que lui avait dit Yvan puis il s’endormit.

Le soleil brillait déjà lorsqu’il s’éveilla. Il alla à l’auberge et prit un solide casse-croûte, acheta un peu de pain puis remonta sur La Victorine et largua les amarres. Sous misaine et taillevent, la yole s’élança vers la sortie du port. Erwan aperçut la silhouette d’Yvan au bout de la jetée. Celui-ci le salua en agitant sa casquette.

- Kenavo Erwan ! Bon voyage !

- Kenavo Yvan ! Prenez soin de vous !

Le vieil homme regarda la yole s’éloigner vers le phare de Nividic, vers l’ouest et l’océan et murmura :

- Que Dieu te garde, Erwan.

Le jeune marin attendit d’être sorti de la baie pour hisser le tape-cul. Toutes voiles dehors, poussé par le vent de sud- est, le bateau prit de la vitesse. A la barre, Erwan mit le cap à l’ouest et arriva bientôt au phare. Devant la proue du bateau et pendant de longs jours, il n’y aurait désormais plus que l’océan. Erwan observa attentivement le ciel. Son grand père lui avait appris à deviner le temps en observant les nuages et le jeune garçon avait acquis une certaine adresse dans ce domaine. Il ne se trompait jamais dans ses prévisions mais se gardait bien de se vanter de ce don. Il se rassit sur son banc. La journée serait belle. Il mit la barre au taquet et attrapa ses cartes. Il était temps de tracer sa route et de prendre le bon cap.

Son père y tenait beaucoup et, avant de devenir un marin, Erwan avait fréquenté la petite école de Penmarch. Son instituteur l’avait initié à la littérature et lui avait appris à lire les cartes et à tracer un cap à l’aide du compas et à se servir du sextant. Quant au catéchisme, Erwan y était allé juste pour faire plaisir à sa mère et à ses tantes mais le curé, qui avait vite compris que les saintes écritures ne l’intéressaient pas, lui avait fait découvrir la mythologie, l’Iliade et l’Odyssée. Erwan, ce matin- là se sentait un peu comme Ulysse. Sauf que lui ne voguait pas vers son pays, il le fuyait.

Le jeune homme, suivant les indications de sa boussole, prit son cap et bloqua sa barre. Puis il entreprit de monter une ligne de pêche qu’il attacha bientôt au plat bord. Il reprit la barre. La Victorine avançait bon train et fendait les vagues, une longue houle souple qui semblait s’aplanir devant la fine étrave de la yole. Quelques embruns éclaboussaient le jeune homme qui inspira un grand coup et se mit à sourire. Le début de son voyage se passait bien, le bateau marchait bien. A ce rythme- là, il arriverait plus tôt que prévu. Il passa la journée à la barre, surveillant, du coin de l’œil, sa ligne de pêche. Celle-ci finit par se tendre. Erwan la ramena doucement. Il avait capturé un beau merlu. Il décrocha le poisson de la ligne, l’acheva en le cognant d’un coup sec sur le plat bord et le posa au fond du bateau. En fin de journée, il le prépara et le fit cuire sur le petit réchaud à alcool. Après son repas, il commença la lecture d’un nouveau livre. Lorsque la nuit tomba et que les premières étoiles s’allumèrent, Erwan abandonna son livre et vérifia son cap et sa position à l’aide du sextant puis, après avoir vérifié ses voiles et bloqué la barre, il rentra dans la cabine et s’allongea sur sa couchette. C’est là que soudain, il se mit à penser à elle. Il la voyait dans les rues de Penmarch, au bras de son nouvel amant, passant devant lui sans un regard. Il revoyait leur rencontre, leurs nuits d’amour, leurs promenades sur les falaises et une immense tristesse l’envahit. Il se mit à pleurer. Longtemps il se tourna et se retourna sur sa couchette puis il finit par s’endormir. Il ne vit pas la lune disparaitre derrière les nuages…

Une secousse un peu plus forte que les autres le réveilla. Il écouta les bruits du bateau avec attention. Les vagues cognaient dur sur la coque, une houle sèche et rapide. Erwan bondit de sa couchette et sortit sur le pont. Le ciel était couvert de lourds nuages noirs et gris. La mer avait forci. Le mauvais temps arrivait et il fallait faire vite. Erwan affala le tape-cul et la misaine et les rangea dans la cabine. Il prit ensuite un ris dans le taillevent puis il se ravisa. Si le temps devenait vraiment mauvais, il ne pourrait pas lâcher la barre. Il pris un deuxième ris dans la voile. Le vent avait encore fraîchi et le dos des vagues se couvrait de risées. Erwan enfila un tricot de laine et ses vêtements de pluie ainsi que ses gants de pêche. Après avoir vérifié que tout était bien arrimé, il se saisit d’une écoute de réserve et ferma la cabine avec précaution. Il enroula l’écoute autour de sa taille et la noua sur son ventre. Puis il attacha l’autre extrémité du cordage à un anneau au fond de la yole. Le tonnerre commençait à gronder lorsqu’il s’assit enfin près de la barre qu’il empoigna à deux mains. Le vent se renforça soudain. Un éclair déchira le ciel devenu noir comme de l’encre et il se mit à pleuvoir. D’abord ce ne fut qu’un orage mais, en observant le ciel, Erwan compris vite qu’il allait devoir affronter une sacrée tempête. Le vent se renforça encore et il se mit à pleuvoir de plus en plus fort. Les vagues se firent de plus en plus hautes et bientôt elles vinrent s’écraser sur le pont de la yole. Erwan avait confiance en son bateau, il savait qu’il résisterait au mauvais temps. Le vent se déchainait maintenant. Il hurlait dans les haubans et d’énormes paquets de mer s’abattaient sur le bateau. Erwan s’agrippait à la barre pour affronter le plus possible les vagues de face et ne pas partir au travers. La Victorine se cabrait sur les murs d’eau et replongeait avec violence, le tonnerre grondait sans discontinuer et, à plusieurs reprises, Erwan aperçut des boules de feu à la surface de l’eau. La pluie formait un épais rideau qui l’empêchait de voir arriver les vagues et c’est ainsi qu’il se laissa surprendre. Un mur d’eau se dressa soudain devant lui et s’abattit sur la yole dans un énorme fracas. Erwan fut éjecté du bateau. Il sentit l’écoute se tendre tandis qu’il plongeait dans l’eau glacée. Quelques instants plus tard, il refit surface et avala une grande bouffée d’air. Son chapeau avait disparu, mais il était vivant, grâce à sa ligne de vie. Il agrippa l’écoute et entreprit de rejoindre la yole ballotée par les vagues. Au bout de quelques minutes qui lui parurent une éternité, il parvint à se hisser sur le plat- bord. Il eut juste le temps de reprendre son souffle. Une vague énorme arrivait et allait prendre le bateau par le travers. Erwan se saisit de la barre et eut juste le temps de redresser La Victorine qui se dressa presque à la verticale face à la vague. La yole craqua de toutes parts en retombant dans le creux mais elle tint bon. La tempête dura toute la journée et toute la nuit. Erwan était trempé jusqu’aux os et luttait de toutes ses forces contre le froid et la fatigue. Au petit matin, le vent se calma enfin un peu et quelques trouées plus claires apparurent dans le ciel. Le jeune marin attendit encore quelques heures et, lorsque le temps fut apaisé, il bloqua la barre et se dressa, regardant vers l’est. S’adressant à la masse nuageuse qui s’éloignait en grondant, il hurla en brandissant le poing:

- Je t’ai vaincue ! Tu croyais avoir ma peau, saleté ! Mais je t’ai eue ! J’ai été plus fort que toi !

Erwan écopa l’eau accumulée au fond du bateau puis se déshabilla. Le soleil apparaissait enfin et le jeune homme mit ses vêtements à sécher sur le toit de la cabine dans laquelle il se glissa. Malgré la fureur de la tempête, il n’y avait pas trop de dégâts. Erwan enfila des vêtements secs et mangea un peu. Epuisé, il s’allongea sur sa couchette et s’endormit pour le reste de la journée. A la nuit tombante, Erwan sortit ses cartes et son sextant. La tempête l’avait fait dériver vers le sud, beaucoup trop. Il recalcula son cap, hissa complètement le taillevent ainsi que la misaine. La Victorine reprit doucement son allure et sa marche vers le bout de l’océan. Les jours suivants furent paisibles. Toutes voiles dehors, le bateau filait bon train et, malgré le vent irrégulier, le jeune homme n’eut pas trop de manœuvres à faire. Il en profita pour pêcher à la traine. Lorsqu’il eut rempli son filet, il le vida au fond du bateau. Il garda quelques poissons pour lui et mit les plus beaux dans des tonnelets remplis de sel. Ils se conserveraient jusqu’à Saint Pierre où il pensait les vendre.

Les jours passèrent. Erwan barrait son bateau ou lisait. Les tonnelets étaient remplis de poissons et il ne pêchait plus que pour assurer, de temps en temps, un repas. Le bateau essuya quelques coups de vent et quelques grains mais il n’y eut pas de nouvelle tempête. Erwan constata toutefois qu’il faisait de plus en plus froid. Il neigea même pendant toute une journée. Le printemps n’était pas encore arrivé de ce côté de l’océan et le jeune marin comprit qu’il approchait de son but. Un matin, en sortant de la cabine, il aperçut une terre à l’horizon. Il consulta ses cartes. Il était en vue de Terre Neuve. Il prit un cap au sud pour contourner la grande île, ce qui lui prit deux jours. Ensuite, il partit au nord et, deux jours plus tard, il arriva en vue de Saint Pierre. Se frayant un passage parmi les navires, La Victorine entra dans le port de pêche. Erwan affala ses voiles et amarra son bateau. Il se rendit à la capitainerie pour signaler son mouillage puis se dirigea vers l’auberge du port. Il était fatigué et avait envie d’un bon repas. Lorsqu’il fut repu, il paya l’aubergiste.

- Vous avez l’air épuisé jeune homme. D’où arrivez-vous ? Je ne vous ai encore jamais vu ici.

- Je le suis ! Je viens de Bretagne et la traversée a été longue. D’ailleurs, auriez-vous une chambre ? J’ai envie d’un bon lit.

- Je suis complet et puis, si vous comptez vous installer ici pour quelques temps, je vous conseille d’aller voir Gaëlle. Elle loue des chambres au mois. Je vais vous expliquer comment y aller.

- Merci.

Erwan retourna à son bateau. Il remplit son sac de vêtements et se dirigea vers la maison que lui avait enseignée l’aubergiste. C’était une bâtisse assez grande qui se trouvait dans une rue, juste derrière le port. Le jeune homme frappa et attendit quelques instants. La porte s’ouvrit et le cœur d’Erwan fit un bond.

- Gaëlle ? Ca alors !

Gaëlle Morvan était de Penmarch et, enfants, Erwan et elle avait passé de longues heures à jouer ensembles. Et puis, elle avait suivi ses parents quand ils avaient émigré ici, à Saint Pierre et Erwan ne l’avait plus revue. Mais il avait tout de suite reconnu son regard.

- Monsieur ? Vous semblez me connaitre mais…

- Tu ne me reconnais pas ? Je suis Erwan Kermadec

La jeune femme, stupéfaite, porta ses mains devant sa bouche, le dévisagea longuement puis se jeta à son cou.

- Erwan ! Excuses-moi, je ne t’avais pas reconnu. Tu as tellement changé. Et puis cette barbe…

- J’arrive tout juste de Penmarch. Aurais-tu une chambre pour ton vieil ami d’enfance ?

- Oui, bien sûr ! Entre donc.

Ils entrèrent dans la maison. Erwan posa son sac dans la grande salle à manger et s’affala sur une chaise. Gaëlle s’assit en face de lui et posa ses grands yeux bleus dans ceux du jeune homme.

- Erwan Kermadec ! J’aurais sûrement traité de fou celui qui m’aurait dit que je te reverrai un jour. Te voilà donc marin. Qu’est- ce qui t’amène ici ?

- Ce serait une longue histoire, mais je te la raconterai, je te le promets.

- J’espère bien. Viens, je vais te montrer ta chambre.

Il suivit la jeune femme jusqu’à l’étage. La chambre était simple mais joliment aménagée. Erwan posa son sac sur le lit et commença à ranger ses affaires dans la grande armoire.

- Si tu as besoin de quelque chose, dis- le moi.

- Je rêve d’un bon bain chaud et de me raser

- Pour le rasage, tu devras te débrouiller tout seul mais, je pense pouvoir faire quelque chose pour ton bain. Reposes-toi, je te préviendrai quand l’eau sera chaude. A tout à l’heure.

Erwan s’allongea sur le lit et finit par s’endormir. Dans son rêve, il se vit, courant dans la forêt de Penmarch avec Gaëlle…

La jeune femme descendit au rez-de – chaussée et se rendit à la buanderie où elle mit un baquet d’eau à chauffer. Elle se surprit à chantonner tandis qu’elle préparait le linge de toilette. Sa vie était si triste depuis quelques années, depuis qu’elle avait connu le grand malheur. L’arrivée surprise d’Erwan la rendait joyeuse. Elle prépara des serviettes et quand l’eau fut chaude, elle alla frapper à la porte de la chambre.

- Votre bain est prêt Monsieur Kermadec !

- J’arrive Gaëlle.

Il descendit à la buanderie et se plongea avec délectation dans l’eau. Il finissait de se savonner lorsque Gaëlle revint. Erwan s’enfonça autant qu’il le pouvait dans la baignoire et la jeune femme éclata de rire.

- Ne fais pas le timide Erwan. Et puis, tu sais, j’ai déjà vu un homme nu.

- Au lieu de te moquer de moi, passe- moi donc une serviette et ne regarde pas !

Elle lui tendit une serviette et se retourna.

- C’est bon, tu peux regarder maintenant.

Gaëlle se retourna. Elle le trouva beau, drapé dans sa serviette.

- C’est quoi cette cicatrice sur ta poitrine ?

- Tu ne te souviens pas ?

- Non. Attends, ne dis rien ! Ah, mais si ! Tu t’es blessé un jour où nous jouions dans les arbres avec les autres.

- C’est ça ! Il a fallu me recoudre tant la blessure était profonde et j’ai toujours gardé la cicatrice. Je vais m’habiller, si ça ne t’ennuie pas.

Il enfila des vêtements propres et aida la jeune femme à ranger la buanderie, puis il se rasa et rejoignit Gaëlle à la cuisine. La journée était déjà bien avancée et elle préparait le repas. Ils se mirent à table

- Racontes-moi, Gaëlle. Que sont devenus tes parents ?

- Mon père avait fait de belles affaires ici. Il avait monté une société de pêche et possédait plusieurs bateaux. Il a disparu en mer, il y a une dizaine d’années. Il était parti pêcher sur le même chalutier que mon fiancé. Leur bateau a coulé pendant une tempête, dans le passage entre Saint Pierre et Miquelon, et on ne les a jamais retrouvés. Ma mère est morte quelques mois plus tard.

Erwan vit le regard de la jeune femme se brouiller de larmes.

- Je suis désolé Gaëlle.

- J’ai revendu tous les bateaux de mon père et j’ai fait aménager la maison pour pouvoir louer des chambres. Je n’ai pas pu partir, je n’en avais pas la force. Et toi Erwan ? Dis-moi ce qui t’a amené ici, si loin de Penmarch.

-Une femme. Une femme que j’ai aimée, plus que tout, et qui m’a brisé le cœur. Je n’ai pas trouvé d’autre solution que celle de fuir pour l’oublier.

- J’espère que tu y parviendras Erwan. En tout cas, je suis heureuse de te revoir, très heureuse.

- Je le suis moi aussi Gaëlle.

Ils discutèrent toute la soirée et une bonne partie de la nuit, se racontant leurs vies, leurs souvenirs d’enfance. Gaëlle voulait tout savoir sur Penmarch, posait mille questions, rebondissant sur un mot tandis qu’Erwan lui répondait.

Quelques jours plus tard Erwan décida qu’il était temps de repartir à la pêche. Il prépara son sac et acheta des provisions pour trois jours de mer et un matin, il partit. Gaëlle l’accompagna sur le pas de la porte.

- Tu pars longtemps ?

- Deux ou trois jours, pas plus. Il faut que je travaille…

- Je sais.

Il lui sourit, jeta son sac sur son épaule et partit vers le port. Il ne vit pas, derrière lui, Gaëlle essuyer ses yeux. Erwan sortit du port à la rame puis hissa ses voiles. Le temps était couvert mais, en l’observant avec attention, le jeune marin conclut qu’il n’y aurait pas de mauvais temps. Il s’aventura vers le sud de l’île car il avait repéré des courants sur ses cartes. Des courants susceptibles d’être riches en poissons. Il jeta ses filets de traine à la tombée du jour. La Victorine les tira toute la nuit et au matin, lorsqu’il les releva, Erwan eut un grand sourire. Il ne s’était pas trompé et les filets étaient pleins. Le jeune homme empanna et la yole repris la route de Saint Pierre où elle arriva en début de soirée. Erwan trouva un chariot et des caissettes sur le quai. Il y rangea sa pêche et se rendit à la criée où il tira un bon prix de son poisson. Il retourna ranger son bateau puis rentra chez Gaëlle.

- Erwan ! Te voilà rentré !

- Oui Gaëlle! La pêche a été bonne, comme je l’espérais. Tiens, je t’ai ramené un peu de poisson.

- Merci. Assieds-toi. Je vais te faire chauffer un peu de soupe.

- Au fait, tu me diras ce que je dois pour la chambre

- Tu ne me dois rien. Disons que je te fais un prix d’ami

- Tu es folle ! Alors je t’aiderai en faisant du bricolage dans la maison

- Comme tu voudras Erwan.

Plusieurs semaines passèrent. Erwan partait en pêche deux ou trois jours par semaine. En discutant avec les autres pêcheurs, il en avait appris un peu plus sur le climat de la région et il évitait de sortir en mer lorsque le ciel se faisait annonciateur de mauvais temps. Il aidait beaucoup Gaëlle et grâce à l’argent qu’il gagnait, il avait entrepris d’aménager deux nouvelles chambres dans une remise attenante à la maison. Il se fit maçon, menuisier, peintre mais laissa la jeune femme se charger de la décoration pour laquelle il n’avait aucun goût. Un matin, il entendit la porte de la maison se refermer. Gaëlle sortait sans le prévenir. Intrigué, il enfila sa vareuse et la suivit à distance. La jeune femme se dirigea vers le port puis remonta la jetée. Erwan la vit jeter quelque chose dans la mer. Il lui sembla que c’était des fleurs. La jeune femme resta un moment immobile puis se retourna. Erwan sortit de sa cachette lorsqu’elle arriva à sa hauteur. Ses yeux étaient baignés de larmes.

- Gaëlle

- Tu m’espionnes maintenant ? Tu me déçois Erwan

- Je… Je ne voulais pas te blesser. Je t’ai entendue sortir…

- Et bien, si tu veux tout savoir, je viens ici tous les ans, fleurir la tombe de ceux que j’aimais

- Je comprends…

- Non tu ne comprends pas !

Elle fondit en larmes et se blottit dans ses bras.

- Tu ne comprends pas Erwan. La mer est une putain ! Une putain qui nous prend nos hommes et nous fait payer l’addition. Je la déteste ! Elle m’a tant fait pleurer. Et aujourd’hui, je tremble chaque fois que tu pars…

Erwan fut bouleversé. Il serra la jeune femme encore plus fort contre lui et caressa ses cheveux. Ils restèrent longtemps enlacés, silencieux puis revinrent à la maison. Ils parlèrent longuement et la nuit les vit s’endormir dans le même lit.

Erwan continua, dans les semaines qui suivirent, à partir en mer. Mais ce que lui avait dit Gaëlle sur la jetée le tourmentait sans cesse. Il aimait la jeune femme. Elle avait su guérir son cœur et ils étaient heureux tous les deux. Mais, il ne supportait plus son air triste et ses yeux pleins de larmes quand il partait. Il cherchait une solution pour gagner sa vie autrement et ne trouvait pas. Mais, un jour, alors qu’il était allé sur le port pour acheter un peu d’accastillage pour La Victorine, il aperçut deux douaniers en maraude sur le quai. Il eut soudain une idée et s’approcha d’eux.

- Bonjour Messieurs !

- Monsieur. Qu’y- a-t- il pour votre service ?

- Je voudrais juste un renseignement, plusieurs même. Sur votre métier…

Erwan discuta longuement avec les deux hommes, posa beaucoup de questions et, quelques jours plus tard, vêtu de ses plus beaux habits, il se prépara à sortir

- Où vas-tu Erwan ? Et habillé ainsi…

- J’ai un rendez-vous important. Mais je t’en dirai un peu plus à mon retour.

Il se rendit à la capitainerie, sur le port. La dame qui s’occupait de l’accueil des marins et qu’il avait vue le jour de son arrivée vérifia qu’il avait bien rendez-vous et lui demanda d’attendre. Au bout de quelques minutes qui lui parurent des heures, il fut reçu dans le bureau du directeur des douanes. C’était un homme assez corpulent qui fumait la pipe. Il avait l’air plutôt bienveillant.

- Alors jeune homme, pourquoi vouliez-vous me voir ?

- Je souhaiterais devenir douanier, Monsieur

- Diable ! Mais les vocations sont si rares et nous manquons tant de personnel que je ne vais pas vous décourager. Avez-vous des connaissances en droit ?

- Non Monsieur mais j’apprendrai

-Il le faudra Monsieur Kermadec. Vous allez devoir passer un concours si vous voulez rejoindre notre administration. Le prochain aura lieu dans quatre mois, ce qui ne vous laisse pas beaucoup de temps.

- Je serai prêt Monsieur

- Je l’espère pour vous. Je vais vous donner de quoi occuper vos journées et vos nuits.

Le directeur se leva et sortit deux gros livres de sa bibliothèque et le tendit à Erwan.

- Voilà. Il y a là tout ce que vous devrez savoir pour le concours. Nous allons maintenant vous y inscrire.

Le jeune homme remplit consciencieusement son dossier tout en continuant à poser des questions auxquelles, l’homme en face de lui répondit avec bienveillance. L’entretien dura presque deux heures et, quand Erwan sortit du bureau, ses livres sous le bras, le directeur ouvrit la porte donnant sur le bureau voisin.

- C’était lui ?

- Oui Monsieur, c’est bien ce jeune homme qui nous a parlé l’autre jour sur le port.

- Eh bien, je crois qu’il fera une excellente recrue…

Erwan s’arrêta sur le port et acheta quelques fleurs avant de rentrer. Gaëlle l’attendait avec impatience.

- Tiens, c’est pour toi ma douce Gaëlle

- Merci. Mais qu’est-ce que c’est que ces livres ? Vas-tu enfin me dire ce que tu mijotes ?

- Oui. Ces livres parlent de droit et je dois les étudier. Je vais passer le concours des douanes dans quatre mois et, si je suis reçu, tu n’auras plus à trembler en me voyant partir en mer.

- Oh Erwan ! Tu ne partiras plus en mer ? Et tu fais ça pour moi ? Si tu savais comme je t’aime. Eh bien soit, travaille, étudie et deviens ce que tu veux.

- Je ferai tout pour que tu sois heureuse et que tu n’aies plus peur.

Elle mit les fleurs dans un vase, en chantonnant.

- Il faut que j’aille changer les draps dans les deux chambres de la remise

- Veux-tu que je t’aide ?

- Non, plonge-toi dans tes livres

La jeune femme se rendit à la remise. Elle essaya de calmer les battements de son cœur. Elle savait combien Erwan aimait la mer et son bateau mais il venait de lui donner une magnifique preuve d’amour. Elle essuya ses yeux et se mit à travailler. Dans la salle à manger, Erwan pris un peu de papier et son nécessaire d’écriture et ouvrit le code civil…

La date du concours arriva bien vite. Erwan avait passé les quatre derniers mois à y travailler. Chaque soir, Gaëlle l’interrogeait, éblouie par sa facilité à apprendre et par ses connaissances. Dans son costume du dimanche, Erwan était prêt à partir. Gaëlle ajusta sa cravate et l’embrassa tendrement.

- Bon courage mon amour. Je penserai à toi tout aujourd’hui.

- Merci ma chérie. Je t’aime Gaëlle

- Je sais. Et je t’aime moi aussi. Vas vite, tu vas être en retard.

La matinée fut consacrée aux épreuves théoriques. Erwan remercia cent fois son instituteur de Penmarch d’avoir été aussi tatillon sur l’orthographe. L’épreuve de droit maritime fut une formalité mais celle de droit civil fut plus ardue. Erwan fit de son mieux et, faisant appel à sa logique, s’en tira plutôt bien. L’après-midi ce fut le grand oral. Erwan s’était tellement entrainé en répondant aux questions de Gaëlle qu’il s’en sortit admirablement. A la sortie de l’épreuve, le directeur l’interpella.

- Alors Monsieur Kermadec ?

- Je pense que je ne m’en suis pas mal sorti

- Je le crois aussi mais vous étiez dix candidats et il n’y avait que deux postes à pourvoir.

- Je sais, Monsieur

- Rentrez chez vous. Vous aurez le résultat d’ici une semaine.

Erwan rentra chez lui et raconta sa journée à Gaëlle. Il lui annonça que, le lendemain, il partirait une dernière fois en mer. La jeune femme acquiesça. La dernière pêche du jeune homme se passa bien et fut même excellente. Trois jours après son retour, alors qu’il était sur le port et travaillait sur La Victorine, Gaëlle le rejoignit.

- Erwan ! Il y a une lettre pour toi !

Le jeune homme remonta sur le quai et prit la lettre en tremblant. Il la lut et la relut plusieurs fois.

- Alors ? Dis-moi !

- Je suis reçu ! Je vais être douanier !

Les deux jeunes gens s’enlacèrent et échangèrent un long baiser. Une semaine plus tard, sanglé dans son uniforme tout neuf, Erwan commençait son service. De longs mois passèrent. L’amour d’Erwan pour Gaëlle ne faisait que grandir et, à plusieurs reprises, il songea à lui demander sa main. Un matin, il fut appelé pour contrôler les passagers d’un bateau qui arrivait de France, via l’Angleterre. Il vérifiait les papiers, presque machinalement, et saluait chaque personne, lui souhaitant un bon séjour à Saint Pierre.

- Voilà ! Merci et bon séjour sur cette île Monsieur Roulier…

Le jeune homme leva les yeux, stupéfait

- Yvan ?

- Lui- même Monsieur Kermadec ! Alors comme ça, tu es devenu douanier mon garçon.

- Oui. Attendez-moi quelques minutes, j’ai presque terminé mon service.

Il termina son contrôle et rejoignit le vieil homme

- Yvan, que venez-vous faire ici ?

- Je me suis dit : Je vais allez voir le petit Erwan, voir comment il s’en sort dans ce foutu pays et puis, Ouessant, tu sais, j’en avais fait tout le tour. Je vois que tu t’es bien débrouillé mon gars. Dis-moi, tu sais où on peut trouver un lit confortable pour mes vieux os par ici ?

- Oui. Venez chez nous.

- Chez nous ?

- Gaëlle sera sûrement très heureuse de vous rencontrer

- Elle s’appelle donc Gaëlle, celle qui a rallumé tes yeux et soigné ton cœur. Ne fais pas l’innocent mon garçon. Ca se voit comme le nez au milieu de la figure que t’es amoureux. Tu me racontes, en chemin ?

- Bien sûr !

Erwan raconta donc son arrivée à Saint Pierre, comment il avait retrouvé son amie d’enfance et comment ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Le vieil homme l’écoutait et acquiesçait en souriant. Ils arrivèrent enfin devant la porte de la maison. Gaëlle se jeta au cou du jeune homme et l’embrassa longuement.

- Hmm !

- Oh, pardon Monsieur…

- Gaëlle, je te présente Yvan. J’ai fait sa connaissance à Ouessant lors du voyage qui m’a amené ici.

- Eh bien bonsoir Monsieur Yvan. Appelez- moi Gaëlle.

- Alors, bonsoir Gaëlle. Auriez-vous une chambre pour moi ?

- Bien sûr ! Erwan, il y a une chambre qui s’est libérée à la remise. Tu veux bien accompagner ton ami ? Je vais préparer le dîner.

Ils mangèrent tous les trois dans la grande salle à manger. La jeune femme s’était surpassée et le diner était excellent. Ils parlèrent longtemps, Erwan et Yvan ayant une foule de choses à se raconter. Gaëlle finit par aller se coucher.

- J’espère que tu es bien conscient d’avoir pêché la perle rare mon garçon. Cette fille est une merveille et elle t’aime vraiment. J’espère que tu l’as demandée en mariage…

- J’y ai songé, mais…

- Tu ne l’as pas encore fait ? Erwan, mon garçon, cette fille fera de toi le plus heureux des hommes. Alors épouses- la et sans tarder.

Toute la journée du lendemain, Erwan songea à sa discussion avec son ami. Yvan avait raison, il fallait qu’il se décide. Il y avait une bijouterie, sur le port. Il s’y arrêta en sortant de son travail. Lorsqu’il monta se coucher ce soir- là, Il sortit un écrin de sa poche et le tendit à Gaëlle.

- Qu’est-ce que… Oh Erwan, elle est magnifique !

- Gaëlle, je… Enfin… Veux-tu devenir ma femme ?

- Erwan ! Oh oui ! Oui, mille fois oui ! Je veux être ta femme et te rendre heureux.

- Je veux ton bonheur moi aussi ma douce.

Ils s’embrassèrent longuement. Le lendemain matin, ils descendirent tous les deux, tendrement enlacés. Yvan, déjà levé, remarqua immédiatement la bague au doigt de la jeune femme. Il fit un clin d’œil complice à Erwan

- Yvan, nous avons une nouvelle à t’annoncer…

- Laisses-moi deviner. La bague, vos sourires d’amoureux… Tu t’es enfin décidé et vous allez vous marier ?

- Oui ! Et nous aimerions que tu sois notre témoin.

- Ce sera avec le plus grand plaisir, mes jolis tourtereaux. Quand à toi Gaëlle, si tu le veux bien, je t’offrirais ta robe et je te conduirais à l’autel.

- Je veux bien Yvan

Erwan et Gaëlle se marièrent trois semaines plus tard. La jeune femme était radieuse et belle et, à son bras, Yvan, le vieux loup de mer était plus que fier. Les collègues d’Erwan et leurs amis leur firent de somptueux cadeaux. A l’auberge, le patron, ami des deux jeunes gens, leur organisa une magnifique fête. Au cours de la soirée, Erwan se rendit compte qu’Yvan avait disparu. Il le chercha un moment puis finit par trouver le vieil homme dans l’arrière- cour de l’auberge. Il était en proie à une énorme quinte de toux.

- Yvan ? Tout va bien ?

- Oui, mon garçon. J’ai juste pris un peu froid sur le bateau. Va rejoindre tes amis. J’arrive.

Dans les semaines qui suivirent, l’état du vieux marin empira. Il finit par ne plus sortir de sa chambre puis par ne plus se lever. Un soir le médecin dit en revenant dans la salle à manger :

- Vous devriez rester auprès de votre ami Erwan. Je ne peux plus rien faire. Je reviendrai demain matin.

- J’y vais. Merci docteur.

Le jeune homme se rendit auprès d’Yvan. En le voyant arriver, le vieil homme eut un sourire.

- Erwan, approche-toi mon garçon. J’ai des choses importantes à te dire.

- Yvan… Je…

- Chut ! Laisse-moi parler. J’arrive au bout du chemin, je le sais. Et tu le sais toi aussi, alors inutile de se mentir. Quand je ne serai plus là, tu prendras la sacoche marron qui se trouve dans mon armoire. Tu y trouveras de l’argent. Il est pour toi, pour vous deux. Tu y trouveras aussi quelques papiers et l’adresse de mon notaire, à Paris. Prends contact avec lui dès que tu le pourras. Lui aussi aura des choses importantes à te dire.

- Mais, Yvan, pourquoi ?

- Ecoute. J’ai aimé une femme, il y a bien longtemps. Je l’aimais plus que tout au monde. Elle est morte avant que nous ayons eu le temps d’être heureux et je n’en aimé aucune autre. Gaëlle et toi, vous êtes les enfants que je n’ai jamais eus alors c’est à vous que reviendra tout ce que je possède. Je vais me reposer maintenant. Ah ! Une dernière chose. Dis au curé de faire court. Mon âme ne vaut pas un long sermon. S’il te plait, embrasse Gaëlle pour moi.

- Je le ferai, Yvan, je te le promets. Repose-toi maintenant. Je reste près de toi.

- Tu es un brave petit gars Erwan et Gaëlle est une femme admirable. Soyez heureux tous les deux.

Le vieil homme ferma les yeux. Dans la nuit, Erwan, qui s’était un peu assoupi, sentit la main de son ami glisser de la sienne…

Au matin, Gaëlle le rejoignit avec le médecin.

- Il est parti doucement, pendant son sommeil.

On enterra Yvan deux jours plus tard dans le petit cimetière de Saint Pierre, juste au- dessus de la mer. Le vieil homme avait su se faire apprécier et beaucoup de marins vinrent lui rendre un dernier hommage. Le lendemain, en rangeant les affaires d’Yvan, Erwan tomba sur la fameuse sacoche. Il la rapporta à la salle à manger.

- C’est quoi ?

- Yvan m’a dit de regarder le contenu de cette sacoche après sa mort, en me disant que c’était pour nous deux.

Il ouvrit le sac de cuir. A l’intérieur, il y avait plusieurs liasses de billets et des bons du trésor, une vraie fortune. Les papiers parlaient d’immeubles, d’actions… Yvan semblait avoir été très riche. Erwan trouva l’adresse du notaire et une lettre de son vieil ami. Il la lut à haute voix.

« Erwan, Gaëlle,

Me voilà arrivé au bout de ma vie et je suis heureux de l’avoir finie auprès de vous. Votre bonheur aura été mon dernier sur cette terre. J’aurais aimé le partager plus longtemps mais, le bon Dieu se fait pressant ces derniers temps. Parce que je l’ai voulu ainsi, je n’ai jamais connu la joie d’être père mais c’est à vous, que je considère comme mes enfants, que je lègue toute ma fortune. Mon notaire vous dira tout. Où que j’aille je veillerai sur vous. Soyez heureux mes enfants.

Yvan »

Gaëlle se blottit dans les bras d’Erwan et se mit à pleurer. Erwan replia la lettre puis referma la sacoche. Lui qui ne croyait pas vraiment en Dieu, il se mit à prier pour son ami.

Deux années s’écoulèrent, paisiblement. Un matin, alors qu’il prenait son poste, Erwan fut convoqué chez le directeur.

- Vous voulez me voir Monsieur ?

- Oui, Kermadec. Asseyez-vous. Vous êtes bien originaire de Penmarch ?

- Oui Monsieur.

- Vos parents sont toujours là-bas çà ce qu’on m’a dit. Et ils ne doivent plus être très jeunes.

- C’est exact Monsieur.

- Alors voilà. J’ai appris qu’un poste allait se libérer au Guilvinec, ce n’est pas très loin de chez vous. Si vous souhaitez postuler pour ce poste, je vous appuierais

- Merci Monsieur. Je vais y réfléchir et puis, il faut que j’en parle avec mon épouse.

- Ne tardez pas trop à me donner votre réponse, Kermadec. Ces occasions- là sont rares, il faut savoir les saisir.

Le soir Erwan parla de la proposition du directeur à Gaëlle. Elle réfléchit longuement puis accepta. Ils vendirent la maison au patron de l’auberge et, quelques semaines plus tard, ils embarquaient sur un vapeur en direction de la France. La veille du départ, Erwan se rendit dans le petit cimetière pour fleurir la tombe de son vieil ami. Il n’avait pu se résoudre à vendre La Victorine et celle-ci, démâtée, fit le voyage sur le pont du vapeur. Trois semaines plus tard, ce dernier s’amarra au quai de Recouvrance, dans le port de Brest. Erwan surveilla le déchargement de la yole et la mena, à la rame, jusqu’au port du Moulin Blanc où il entreprit de la gréer et, deux jours plus tard…

- Tu es prête Gaëlle ?

- Oui capitaine

- Alors en route, moussaillon !

A pleine toile, La Victorine s’élança dans la rade. Après avoir passé la pointe Saint Mathieu, Erwan mit le cap au sud, le long de la Pointe des Espagnols. Le bateau passa au large de Camaret et de ses alignements de menhirs, puis au ras des rochers jumeaux du Tas de Pois avant de plonger, encore plus au sud, vers la Pointe du Raz. Le temps était beau et la yole filait sur l’eau. Deux jours plus tard, après plus de trois années d’absence, La Victorine fit son retour dans le petit port de Penmarch. Erwan aida Gaëlle à se hisser sur le quai, lui prit le bras et se dirigea vers la maison de ses parents. Avertis par les gamins qui avaient vu entrer la yole dans le port, ceux-ci les attendaient sur le pas de la porte.

- Erwan, mon fils ! Te voici enfin de retour !

- Oui Papa. Bonjour maman. Je vous présente…

- Gaëlle ! Viens ma petite fille que je te serre dans mes bras. Erwan nous a écrit que tu avais eu bien des malheurs.

- Oui, Madame Kermadec.

- Appelle-moi Marie, ma petite. Et sois la bienvenue dans notre famille.

Gaëlle sentit soudain Erwan se raidir et la serrer un peu plus fort contre lui. De l’autre côté de la rue, une jeune femme vêtue de noir passait. Elle marchait en s’appuyant sur une canne.

- C’est…

- Solène. Celle qui a brisé le cœur de mon fils. La pauvre. Elle ne méritait tout de même pas cette punition.

- Que lui est-il arrivé, maman ?

- Eh bien, elle s’est mariée avec un pêcheur du Guilvinec, quelques mois après ton départ. Une nuit, leur maison a brûlé. Lui est mort dans l’incendie mais elle a pu être sauvée. Mais, d’après ce que m’a expliqué le docteur, son cerveau a été abimé par la fumée. Depuis, elle marche difficilement et elle ne parle plus.

- C’est bien triste, en effet. Mais nous avons tous notre lot de malheur.

- Au fait, Erwan, il y a une lettre qui est arrivée pour toi hier. Elle vient de Paris.

Erwan lut la lettre avec attention.

- C’est le notaire, Gaëlle. Il veut que j’aille le voir le plus vite possible pour régler la succession d’Yvan. Je vais devoir partir, juste pour quelques jours…

- Je sais, Erwan chéri. Mais ce ne sera pas en mer cette fois-ci, alors…

- Tu sais, la grande ville pour moi, c’est encore pire que la mer. Je partirai dès demain.

- A peine arrivé et tu repars déjà fiston ? Et qui est Yvan ?

- Un ami que j’ai connu à Ouessant, papa. Un ami très cher qui nous a légué toute sa fortune. Je te raconterai tout ça plus tard.

Erwan parti le lendemain matin. Deux jours plus tard, il se présentait chez le notaire. Celui-ci le reçu avec bienveillance.

- Monsieur Kermadec, je suis heureux de vous voir. Monsieur Roulier m’avait parlé de vous dans plusieurs de ses lettres. Je vais vous lire son testament, si vous le voulez bien.

- Allons-y Maitre.

Le notaire commença la lecture de l’épais document. Lorsqu’il eut terminé, Erwan le regarda incrédule et abasourdi.

- Si j’ai bien compris maitre, vous venez de m’annoncer que je suis à la tête d’une grande fortune et d’un patrimoine immobilier inestimable.

- C’est exactement ça Monsieur Kermadec. Bien sûr, il vous faudra vendre un ou deux immeubles pour payer les frais. Je peux m’en occuper si vous le voulez.

- Je veux bien. Mais je suis de retour en France pour prendre un poste auquel je tiens et faire un métier que j’aime. Que vais-je faire du reste ?

- Voilà des années que je gère le patrimoine de Monsieur Roulier et il n’a jamais eu, je crois, à s’en plaindre. Je peux continuer. Je vous enverrai les fonds chaque mois, par mandat postal.

- Cela me convient tout à fait.

Les deux hommes se mirent d’accord sur les détails de leur affaires et le jeune homme reparti bien vite pour Penmarch. Paris était une ville bien trop grande pour lui et lui faisait peur. En arrivant chez ses parents, il prit Gaëlle à part.

- Que t’as dit le notaire, mon amour ?

- Yvan était immensément riche. Il possédait des immeubles, des hôtels, des actions dans des sociétés. Il gagnait beaucoup d’argent et désormais, cet argent va être pour nous deux et pour mes parents. Tout cela me donne le tournis.

- Tu as dit : Nous deux ?

- Oui, c’est ce que j’ai dit.

- Eh bien, tu aurais dû dire nous trois !

- Comment ?

- Je suis enceinte, Erwan ! Tu vas être papa !

Il la serra tendrement dans ses bras et l’embrassa longuement. Quelques mois passèrent. Erwan acheta une jolie maison à la sortie du village, sur la route du Guilvinec. Tous les matins, il partait travailler dans le port voisin après avoir longuement caressé le ventre de Gaëlle qui s’arrondissait de jour en jour. Un matin, alors qu’il s’apprêtait à enfourcher sa bicyclette, il vit Solène s’approcher de lui. Elle le dévisagea longuement. Derrière la voilette de son chapeau, Erwan vit qu’elle pleurait. Il la vit faire d’énormes efforts et elle finit par murmurer :

- Adon, ouan.

- Je te pardonne Solène. Il y a bien longtemps que je t’ai pardonné.

- La jeune femme l’observa un moment puis se retourna et repartit en boitant.

Erwan la regarda s’éloigner puis il partit à son travail. Lorsqu’il rentra, le soir, il trouva Gaëlle et sa mère devant la maison. Les deux femmes étaient vêtues de noir.

- Que se passe-t-il ? Gaëlle, dis-moi ?

- C’est Solène. Elle s’est jetée du haut de la falaise ce matin. Nous revenons de chez elle

Erwan sentit son cœur se serrer.

- Je t’ai vu lui parler ce matin quand tu es parti.

- Oui. Elle m’a demandé pardon et je lui répondu que je la pardonnais. Si j’avais su

- Tu n’aurais rien empêché Erwan. Elle a laissé un mot pour expliquer son suicide et elle ne parle pas de toi. Elle a dû vouloir mettre sa conscience en paix.

- Tu as sûrement raison, ma chérie.

Quelques semaines plus tard, Gaëlle accoucha d’un petit garçon. Ses parents lui donnèrent pour prénoms Pierrick et Yann, ceux de ses grands-pères. Erwan insista pour qu’il en ait un troisième, Yvan, et Gaëlle accepta volontiers. Au même instant, à l’autre bout de l’océan, dans un cimetière battu par les vents, au pied de la tombe d’un certain Yvan Roulier, une petite fleur blanche ouvrit ses pétales, annonçant le retour du printemps.

Rédigé par LIOGIER François

Publié dans #NOUVELLES

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